Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/699

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

portrait pour lequel il posait sans cesse. Qu’aurait-il dit de la description de sa personne et de ses tics, telle qu’on la lit dans le passage suivant :

« Quand il était assis dans sa chaise, soit qu’il parlât ou qu’il méditât, il penchait ordinairement la tête sur l’épaule droite et lui imprimait de petites oscillations, tout en inclinant le corps en avant et en arrière et en se frottant le genou gauche avec la paume de la main. Dans les intervalles de la conversation, il produisait différens sons avec la bouche : tantôt on aurait dit qu’il ruminait, tantôt qu’il sifflait, tantôt il poussait sa langue contre son palais et gloussait comme une poule. Tout cela était accompagné d’un regard pensif, plus souvent d’un sourire. En général, dans le cours d’une discussion, quand il avait fini une phrase, épuisé qu’il était par la violence de son débit et par ses vociférations, il avait l’habitude de souffler à grand bruit comme une baleine. Je suppose qu’il soulageait ainsi ses poumons. C’était aussi chez lui une manière d’exprimer son mépris ; on aurait pu croire qu’il faisait voler les argumens de ses adversaires comme la paille au vent. »

La conclusion qui s’impose à la logique du lecteur, c’est que l’original de ce portrait devait être non moins fatigant à regarder qu’à entendre. A cet égard, les témoignages des contemporains viennent confirmer les impressions du biographe. La conversation, comme Johnson la comprenait, était une lutte où il devait toujours avoir le dernier mot en brillant aux dépens des autres. Tous les sujets lui étaient indifférens, pourvu qu’il en pût faire jaillir une étincelle, et toutes les armes lui étaient bonnes, quoiqu’il eût une préférence marquée pour l’injure et le ridicule. Dans ce genre, peut-être inférieur, il ne connaissait pas de rivaux. Il avait pour désarçonner les gens des mots auxquels il était malaisé de trouver la réplique, et, ainsi que le disait Goldsmith, quand son pistolet faisait long feu, il vous assommait avec la crosse. Causer était devenu pour lui la grande affaire de la vie, il fourbissait ses argumens de longue main et préparait ses plaisanteries la veille. Quand il devait se mesurer avec Burke ou avec lord Thurlow, par exemple, il aimait à être prévenu. Aussi peu de gens se souciaient-ils de prêter le collet au redoutable lutteur. Gibbon et Fox gardaient le silence devant lui, et si grande était la terreur qu’il inspirait que dans une occasion mémorable, — il s’agissait de traduire en anglais l’épitaphe latine qu’il avait écrite à la mémoire de Goldsmith, — les membres du Literary Club, pour ne pas se compromettre séparément, signèrent en rond (round robin) la pétition qu’ils lui adressaient. Ces habitudes de dictateur transportées dans la vie littéraire lui valaient une situation inattaquable.

On s’est demandé ce qu’il aurait fait au parlement ou au