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de la « gaie science, » du gay saber, comme on nommait cette galanterie codifiée et rimée, et le premier sonnet, par exemple, de la Vita nuova, avec son appel à tous les poètes de la Toscane[1], n’a rien de surprenant pour quiconque a lu quelques-uns de ces tensons dans lesquels se complaisait le génie des Provençaux. Vous vous plaignez du vague systématique du dessin, du manque absolu de relief dans les figures de Béatrice, de Laure, de Lia, de Léonore ; vous dénoncez le caractère amorphe de l’art qui célèbre les donne gentile ? Mais il était de règle chez les troubadours d’observer la plus grande discrétion sur la « dame » de leur choix, de ne jamais donner son signalement, d’éviter toute allusion à son intérieur, comme ils se faisaient également une loi de toujours se taire sur leurs propres femmes et leurs affections de famille. C’est cette dernière considération précisément que j’oserais soumettre à une multitude de critiques qui, pour expliquer le silence gardé par Dante sur son épouse Gemma Donati, en sont arrivés à former deux camps ennemis, défenseurs ou détracteurs à outrance d’une pauvre femme au sujet de laquelle nous manquons absolument de données. Bien d’autres controverses encore cesseraient de même peut-être, si les critiques se décidaient une bonne fois à mieux rapprocher les deux littératures qui se ressemblent par tant de côtés, et dans l’épanouissement aussi bien que dans la dégénération. Car il n’est pas jusqu’à cette effrayante profusion de sonnettistes sans talent, devenue le fléau de la poésie italienne, qui n’ait eu son précédent sur les rives de la Durance et de la Sorgue : déjà un sirvente du XIIIe siècle se lamente de ce que les troubadours pullulent de toutes parts et gâtent le métier : « Ils se multiplient, y lisons-nous, comme des lapins dans une garenne ; on en est inondé. »

Mais c’est surtout par leur culte chevaleresque de la femme, par leur conception générale de la galanterie, que les troubadours sont devenus les instituteurs et les modèles des poètes érotiques de l’Italie. Cette servitude amoureuse que notre ami a reprochée avec tant d’amertume à l’école de Pétrarque, elle était le code même de toute l’école provençale. L’amour y apparaît comme le rapport du vassal envers sa suzeraine ; tout le mérite, toute la vertu de l’amant consiste dans une soumission humble, féale et inébranlable aux volontés impérieuses d’une maîtresse presque toujours cruelle. Qu’un pareil rapport fût le produit plutôt de la culture que de la nature, une affaire de convention bien plus qu’une affaire de sentiment, c’est ce qu’indique déjà la simple raison, et que l’étude tant soit peu

  1. A ciascun’ alma presa, e gentil core,
    Nel cui cospetto viene il dir présente,
    A ciò che mi riscrivan suo parvenue,
    Salute in lor signor, cioù Amore.