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du cœur humain, leur ont toujours fait défaut. Sous tous ces rapports, leurs imitateurs transalpins gardent un avantage marqué, et la préoccupation de l’art est visible chez eux depuis les premiers essais en langue vulgaire. Les Italiens ont eu beau accepter un culte venu du dehors et qui répondait si peu à leur développement historique et à leur état social ; ils ont eu beau rétrécir même le cercle déjà étroit de cette inspiration étrangère, et y introduire par surcroît des élémens disparates : ils n’ont eu qu’à toucher à la poésie amoureuse pour l’ennoblir aussitôt, pour y introduire un goût littéraire, une délicatesse morale, un sérieux esthétique comme elle n’en a jamais connu sous le ciel de l’Aquitaine. Le canso n’a été pour les troubadours qu’un divertissement, qu’une « jonglerie » et un jouet délicieux : entre les mains de Guinicelli, de Cavalcanti, de Dante, de Cino, il devint une œuvre d’art, et un chef-d’œuvre dans les mains de Pétrarque...

Notre ami a été bien dur pour l’amant de Laure, et pour l’homme encore bien plus que pour le poète. Je ne nierai ni le rhéteur, ni l’égoïste dans Pétrarque ; mais ces deux épithètes sont assurément loin de tout dire sur un génie qui a laissé dans l’histoire de l’humanité une empreinte aussi forte, aussi ineffaçable. Aujourd’hui, en parlant de Pétrarque, nous ne pensons d’ordinaire qu’au chantre de l’amour, qu’à l’auteur des sonnets ; mais les contemporains et les âges qui suivirent en ont jugé tout autrement. Ce qu’ils admiraient, ce qu’ils exaltaient dans le chanoine de Lombez, c’était surtout le hardi émancipateur des esprits, le grand initiateur de la renaissance, le premier humaniste...

LE PRINCE SILVIO. — Le premier homme moderne...

L’ACADEMICIEN. — Oui, le premier homme moderne ! le premier qui, par son enthousiasme sincère pour l’antiquité et pour tant d’autres beautés jusque-là inconnues, incomprises, — pour les ruines de Rome, par exemple, et les sites sauvages des Alpes, — le premier surtout qui, par sa polémique incessante, ardente, contre la science des pédans, contre le charlatanisme des médecins, contre le formalisme des légistes, par son persiflage implacable de l’astrologie, de l’alchimie, de l’oneiromancie et de maints préjugés et superstitions dont le moyen âge était comme emmaillotté, avait ouvert des horizons tout nouveaux et appelé à la vie tant de forces cachées et stagnantes. Ce n’est que dans les Epistolœ familiares qu’on peut apprécier au juste l’action immense de Pétrarque, comme ce n’est que par sa Correspondance que se révèle à nous le vrai Voltaire. Car il y a bien du patriarche de Ferney dans ce solitaire de Vaucluse, dans son activité dévorante, dans sa préoccupation constante de se mettre en rapport avec toutes les célébrités du