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de Gibbon, et qu’elle lui adressait une lettre dont je n’ai malheureusement pas l’original, mais dont les termes se laissent facilement deviner par la réponse de Gibbon.


Mademoiselle,

Je suis parti avec quelques amis, le 4 janvier, pour aller voir la fête des rois à Fribourg. Nous y sommes restés quelque temps, eux pour un bal, moi par complaisance. Nous avons poussé jusqu’à Berne où nous sommes restés jusqu’à la fin du mois, toujours comptant de partir le lendemain et toujours retenus par des amis officieux. J’arrive ici le 3 de ce mois, je trouve une de vos lettres d’une date bien reculée. Je me prépare à vous répondre lorsque je reçois de votre part une nouvelle lettre où je me vois traité comme le plus lâche des hommes. Car à travers de la modération de vos expressions, j’entrevois votre façon de penser ; je ne la blâme point. Elle seroit juste si vos soupçons étoient fondés. Voilà ma justification. Je n’y ai point mis d’art parce qu’elle n’en a pas besoin et parce quoique vous en pensiez il n’est pas de mon caractère. Mais à mon tour, mademoiselle, que dois-je penser de la dernière phrase de votre lettre ? Un naturel plus soupçonneux que le mien pourroit presque conclure que l’on attend avec impatience l’aveu de mon indifférence et qu’on sera fâché de ne le pas recevoir. Je crains que ce soupçon ne vous offense et j’ai été tenté de l’effacer, mais vous me demandez de la sincérité et je n’ai pas voulu quitter le ton de la nature pour celui de l’affectation.

Comment avez-vous pu douter un instant de mon amour et de ma fidélité ? N’avez-vous pas lu cent fois dans le fond de mon âme ? N’y avez-vous pas vu une passion aussi pure qu’elle étoit vive ? N’avez-vous pas senti que votre image tiendroit à jamais la première place dans ce cœur que vous méprisez aujourd’hui et qu’au milieu des plaisirs, des honneurs et des richesses, sans vous je ne jouirois de rien ?

Pendant que vous donniez une libre carrière à vos soupçons, la fortune travailloit pour moi, je n’ose dire pour nous. J’ai trouvé une lettre de mon père qui m’attendoit depuis quinze jours. Il me permet de retourner en Angleterre. J’y cours dès que j’entends les zéphyrs. Il est vrai que par un destin qui n’est qu’à moi, je vois naître l’orage du milieu du calme. La lettre de mon père est si tendre, si affectionnée. Il fait paroître tant d’empressement de me revoir. Il s’étend avec tant de faste sur les projets qu’il a conçu pour moi que je vois naître une foule d’obstacles à mon bonheur d’une toute autre nature et d’une toute autre sorte que ceux de l’inégalité de fortune qui se présentoient seuls à mon esprit auparavant. La condition que le principe le plus noble vous a engagé d’exiger et que le motif le plus tendre m’a porté à accepter avec plaisir, celle d’établir ma demeure dans ce pays, sera difficilement