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A’ miei portai l’amor, che qui raffina[1],


dit l’une de ces âmes dans un langage magnifique, — et c’est ainsi que la tendresse de Béatrice, virginale et platonique encore que terrestre, était devenue dans le ciel l’intercession constante d’une bienheureuse en faveur d’un ami infortuné :

L’amico mio, e non della ventura[2]

Il est juste d’ajouter que cette intercession va même bien au delà de la simple oraison, bien au delà de ce que l’église entend d’ordinaire par la communion des saints. Chose curieuse : entraînés par la beauté de la fiction, et comme séduits par son charme fascinant, les critiques, même les plus pénétrans et les plus orthodoxes, un Ozanam aussi bien qu’un Philaléthès[3], ont négligé de noter cette grave lacune dans la théologie dantesque, qu’il n’y est jamais question de l’ange gardien ! … Dans la Divine Comédie, c’est Béatrice qui assume et usurpe en quelque sorte ce rôle à l’égard de son fidèle infidèle : elle est en propres termes sa patronne au ciel et son génie tutélaire. Depuis qu’elle l’a quitté, depuis que « de la chair elle a été élevée à l’esprit, » elle n’a cessé de veiller sur lui et de s’affliger de ses coupables égaremens[4]. En vain avait-elle essayé de le ramener au bien, tantôt en lui apparaissant en songe, tantôt en lui suggérant de hautes pensées : rien ne put le détourner de la pente dangereuse, « et tous les argumens demeurèrent courts pour son salut[5]. » En cette extrémité, elle eut recours à un moyen extrême : elle résolut de lui faire traverser le séjour des damnés, de lui faire voir les châtimens réservés aux pécheurs endurcis. Elle l’attend elle-même au bout de ce douloureux pèlerinage, au sommet du Purgatoire, dans le Paradis terrestre, et quand le pénitent éploré y gravit au bras de Virgile, elle ne lui épargne pas les reproches les plus durs, « afin que la peine soit égale à la coulpe. » Comment a-t-il pu l’oublier si tôt, résister si peu aux premières flèches des choses mensongères, tomber si bas malgré son âge, malgré sa « barbe, » retomber toujours

  1. Purgat., VIII, 120.
  2. Inf., II. 61.
  3. Ozanam, Dante et la Philosophie catholique au XIIIe siècle ; Paris, 1815. — Philaléthès (le roi Jean de Saxe), Die göttliche Komödie (traduction et commentaire) ; Leipzig, 1865. 3 vol.
  4. Purgat., XXX, XXXI.
  5. Ibid., XXX, XXXIII, passim.