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russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, un des plus tristes enfans de l’esprit moderne. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de tout frein, de cette témérité dans la spéculation, qui sont fréquentes chez les Russes, mais qui chez eux prétendent moins que chez les Allemands à la science ou à la méthode. Au point de vue moral et politique, le nihilisme est avant tout un pessimisme à demi instinctif, à demi réfléchi, pessimisme auquel la nature et le climat ne sont pas étrangers et qu’ont fomenté l’histoire et l’ordre politique. Ne voyant partout que le mal, il aspire à tout renverser, gouvernement, religion, société, famille, pour refaire de toute pièce un monde meilleur. Le nihilisme n’a rien du scepticisme critique qui compare et examine, qui réserve son jugement et sa liberté. C’est une négation qui s’affirme fièrement et n’admet pas d’examen, qui devient une sorte de dogmatisme à rebours, aussi étroit, aussi aveugle et non moins impérieux, non moins intolérant, que les croyances traditionnelles dont il repousse le joug.

Dans l’intempérance et la grossièreté de leur négation jetée à tout ce que l’humanité se faisait honneur de respecter, on sent chez beaucoup de nihilistes quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité, quelque chose des écarts désordonnés d’esprits récemment émancipés. Dans ces prétentions à la maturité d’une jeunesse désabusée avant d’avoir vécu perce comme un enfantillage dépravé. Pour beaucoup d’adeptes, les théories nihilistes ne sont qu’une sorte de protestation contre les vieilles superstitions qui dominent encore les masses populaires, contre le servilisme politique, contre l’hypocrisie intellectuelle ou les conventions sociales qui règnent trop souvent dans les hautes classes.

On demandait, dit-on, à un nihiliste en quoi consistaient ses doctrines. « Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez l’état et l’église, les rois et Dieu et crachez dessus, voilà notre doctrine[1]. » Cette définition serait une raillerie d’un adversaire qu’elle n’en serait guère moins exacte. Le mot est du reste moins choquant pour une oreille russe que pour nos oreilles françaises ; cracher joue un grand rôle dans les superstitions moscovites. On crache pour détourner un présage, on crache en signe d’étonnement, on crache en signe de mépris[2]. Le nihiliste se plaît à cracher sur tout, il aime à mettre au défi l’esprit de vénération et d’humilité si vivace chez le Russe du peuple, qui se courbe encore en deux devant ses

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1873.
  2. Ivan Tourguenef raconte quelque part qu’à Heidelberg, alors fréquenté par de nombreux étudians russes expulsés des universités nationales, il paraissait, vers 1865, un journal nihiliste ayant pour titre : À tout venant, je crache.