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stage qui, après quelques mois ou quelques années d’épreuve, fait place à une union plus naturelle. C’est ainsi, si je ne me trompe, que dans le roman de Tchernychevski, Vera et Lapoukhof vivent d’abord en frère et sœur, ayant sous le même toit deux appartemens séparés par un terrain neutre, jusqu’au jour où une seule chambre réunit les deux époux, en attendant que le mari découvre le goût réciproque d’un de ses amis et de sa femme, et disparaisse discrètement pour ne point leur causer d’embarras ou de scrupule, sauf à revenir sous un autre nom au bout de quelques années assister en voisin et en camarade au bonheur du nouveau couple[1].

Le nihilisme a cessé d’être purement négatif ; il est redevenu ardemment révolutionnaire et socialiste. C’est dans ses procédés de propagande que se manifestent le plus clairement la foi, l’enthousiasme, le dévoûment religieux de ses adeptes, et cela non-seulement dans la témérité de leurs attentats ou dans leur constance à braver la déportation et la mort. Ce triste courage devant le juge ou le bourreau, d’autres sectaires, d’autres révolutionnaires de différens pays l’ont aussi souvent montré ; il n’y a pas de folie perverse qui n’ait eu ses croyans et ses martyrs. Ce qui est particulier au nihilisme russe contemporain, c’est sa manière de s’adresser au peuple, d’aller dans le peuple (itti v narod), selon l’expression consacrée, c’est, pour s’en faire mieux comprendre, de se mêler à lui, de s’assimiler à lui, de vivre de sa vie de privations et de travail manuel, oubliant les habitudes et les préjugés de l’éducation. En cela, les missionnaires du nihilisme semblent avoir voulu imiter les premiers apôtres du christianisme. En quel autre pays a-t-on vu, de nos jours, des jeunes gens de bonne famille, des étudians de l’université quitter les habits et les habitudes de leur classe pour travailler comme ouvriers dans des forges ou des usines, afin d’être mieux à même de connaître le peuple et de l’initier à leurs doctrines[2] ? En quel autre pays voit-on, au retour d’un voyage à l’étranger, des jeunes filles bien élevées se féliciter de trouver une place de cuisinière chez un chef d’atelier, afin d’être à même d’approcher du peuple et d’étudier personnellement la question ouvrière[3] ? En Russie, où les mœurs, les idées, le

  1. En dehors du roman de Tchernychevski, le mariage fictif a servi de thème ou de motif à plusieurs écrivains russes.
  2. C’est ce qu’avaient fait, par exemple, le prince Tsitsianof et ses complices à Ivanovo-Vosnesensk. (procès de 1877), ce qu’avait fait également Solovief jusqu’en 1878. D’autres agitateurs avaient appris également un métier et ouvert des ateliers en diverses villes, de serrurerie à Toulon, de menuiserie à Moscou, de cordonnerie à Saratof, etc.
  3. Déposition d’une jeune fille dans le procès du prince Tsitsianof (1877). C’est à de pareils modèles qu’est empruntée l’héroïne de Tourguenef dans ses Terres vierges.