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la foi révolutionnaire recrute presque tous ses adhérens. Chez le plus grand nombre, l’âge semble vite amener sinon le scepticisme, du moins la tiédeur ou le découragement avec la prudence. N’est-ce pas un fait singulier que dans les innombrables procès politiques des dix dernières années ne se rencontrent presque jamais que des jeunes gens ? Parmi tous les conspirateurs condamnés ou arrêtés, les hommes de trente ans sont déjà rares, peu ont dépassé vingt-cinq ans, beaucoup, tels que Mirsky, l’auteur de l’attentat sur le général Drenteln, sont mineurs. En un pays où les idées radicales se transmettent dans les écoles depuis déjà plus d’une génération, ce phénomène ferait croire que l’âge est pour beaucoup dans cette effervescence de négation et de révolution. La Russie n’est pas le seul pays où les jeunes gens enclins à toutes les chimères deviennent au bout de dix ou quinze ans des hommes pratiques, positifs, terre à terre, faisant bon marché des principes et des idées au profit des intérêts. Rien de plus commun partout que ces palinodies qui rassurent le politique en contristant le moraliste ; mais, en Russie, ce contraste entre les saisons de la vie, entre la jeunesse et l’âge mûr, m’a souvent semblé plus prompt et plus marqué qu’ailleurs. Peut-être, en ce qui touche la politique, le Russe, grâce à son sens pratique, est-il plus vite désabusé des rêveries révolutionnaires et frappé de la disproportion entre le but et les moyens des agitateurs. Pour s’attaquer ainsi avec d’aussi pauvres armes à un pouvoir aussi fort, il faut en effet des illuminés ou des enfans. Peut-être aussi y a-t-il là un autre trait du caractère national enclin à tomber d’un extrême dans l’autre. Toujours est-il qu’en peu de pays les parens et les enfans ont autant de peine à se comprendre. À cet égard, les tableaux d’Ivan Tourguenef dans Pères et Enfans restent encore souvent vrais. Au contact de la vie réelle, les instincts pratiques et positifs, les instincts égoïstes reprennent d’ordinaire le dessus sur le romantisme révolutionnaire et l’idéalisme utilitaire jusqu’à en étouffer complètement les aspirations ou à les reléguer dans la tranquille sphère des songes, là où les théories les plus risquées ne gênent point la prudence la plus bourgeoise. De là tant de jeunes nihilistes jurant de tout détruire, et tant d’hommes faits résignés à tout supporter, à tout conserver. De là en un mot tant de Russes chez lesquels les idées ne font jamais tort aux intérêts, chez qui le plus hardi radicalisme théorique s’allie sans peine aux soucis de la fortune et aux soins vulgaires d’une carrière.

Est-ce à cette sorte de conversion opérée par l’âge qu’il faut attribuer la singulière transformation de générations entières, de celle de 1860 par exemple ? Aucune génération à aucune époque n’a eu plus de foi dans le bien, plus de confiance dans les institutions improvisées, plus de goût pour les innovations libérales. Or, chez la