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effort réel. Trop de Russes attendent le grand avenir de leur patrie comme une chose qui doit arriver à son jour, ainsi qu’un fruit qui mûrit sur l’arbre, trop d’autres, dédaigneux du possible et raillant comme insuffisantes les libertés dont l’Occident leur offre le modèle, posent pour les blasés et les sceptiques, tandis que les plus impatiens s’imaginant métamorphoser leur pays d’un seul coup de la baguette révolutionnaire, recourent sans scrupule aux plus folles et plus odieuses machinations.


V.


Anarchie sanglante, dissolution de l’empire, tels seraient les effets inévitables d’une révolution en Russie. Heureusement pour la civilisation, il est peu de pays où le triomphe même transitoire des révolutionnaires soit aussi improbable. Les dimensions de l’empire, la dispersion de la population, le petit nombre des villes, sont autant d’obstacles à ces surprises, qui ailleurs renversent un gouvernement en quelques journées. Il n’y a point de Paris pour imposer une révolution, et dans la capitale même il n’y a point de peuple pour en faire une. De longtemps encore les seules révolutions possibles en Russie seront les révolutions de palais, et celles-là même le pays en a depuis Paul Ier perdu la tradition : le progrès des mœurs et les habitudes de légalité en rendent aujourd’hui le renouvellement invraisemblable.

Il faut renoncer à se représenter la Russie comme un volcan prêt à une éruption. Voici bientôt un demi-siècle que certains prophètes y dénoncent tous les signes précurseurs d’une explosion révolutionnaire. On entend souvent dire que la Russie est à la veille de son 1789, que chez elle la fin du xixe siècle rappellera la fin du xviiie chez nous. De tels rapprochemens reposent sur de lointaines et vagues analogies. Il se peut que l’empire autocratique ait un jour, bientôt peut-être, son 1789, je serais surpris que dans ce siècle du moins il eût son 1793. Rien de pareil chez les Russes à ce mouvement des esprits qui, sous Louis XV, agitait à la fois toutes les classes de la nation ; rien surtout de cette universelle lassitude, de ces haines profondes, de ces défiances incurables qui rendaient la suppression de l’ancien régime impossible sans violence et sans excès.

Dans la France de Louis XVI, le sol était couvert de matières combustibles amassées par les siècles et n’attendant qu’une étincelle pour allumer le plus vaste incendie qu’ait vu le monde. Dans la Russie d’Alexandre II, le ciel est traversé de flammèches apportées par les vents d’ouest ; il court parfois des éclairs et des lueurs sinistres qui effraient les yeux, mais les matières inflammables font défaut ou sont trop dispersées pour allumer un grand in-