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difficiles. Une jeune fille de dix-sept ans avait été examinée en vain. De Lancre fut très habile : il trouva que l’œil gauche était plus hagard que l’autre, et qu’il y avait dans la pupille de l’œil un petit nuage qui semblait une patte de crapaud.

Au reste, les preuves ne manquent pas pour affirmer que les femmes, jeunes ou vieilles, examinées ou brûlées par de Lancre, étaient de véritables hystériques. Elles sont hardies, cyniques, sans pudeur, contant les circonstances les plus obscènes avec une telle liberté qu’elles semblent faire gloire de ces détails. Elles prennent un singulier plaisir à tout raconter. « Elles ne rougissent point, quelqu’impudente question ou sale interrogatoire qu’on leur fasse. »

Comme ceux qui les ont précédés, Sprenger, Boguet, Bodin, Le Loyer, les commissaires royaux au pays de Labourd sont froidement cruels, et la pitié ne saurait les émouvoir. La déposition des enfans d’une sorcière suffit pour la faire condamner. Un enfant de huit ans, et encore d’âge plus bas, marqué de marques insensibles, est un témoin fort croyable. Les enfans eux-mêmes sont punissables ; s’ils vont au sabbat, ils seront fouettés trois fois auprès du bûcher ou on brûle leurs parens ; s’ils ont fait du poison, ils seront condamnés à mort. Quant aux sorcières qui se repentent, outre qu’elles sont fort rares, il ne faut leur pardonner qu’à bon escient, c’est-à-dire après s’être assuré qu’elles ne recommenceront pas. En effet, presque toutes les sorcières repenties retournent à leur crime, de sorte qu’en général le pardon est une mauvaise mesure.

En somme, si de Lancre eut la satisfaction de faire brûler beaucoup de sorcières, il eut le regret d’en laisser échapper un grand nombre. Elles se sauvèrent en Espagne, par de la les Pyrénées. A Logrono, il y eut cinq sorcières brûlées en 1610. Mais les inquisiteurs d’alors se montrèrent plus humains que Messieurs du Parlement de Bordeaux. La plupart des sorcières d’Espagne échappèrent. Quant à de Lancre, il s’est consolé en écrivant son livre, et en vantant la supériorité de la justice du foi sur celle des gens d’église.

Après les exécutions du pays basque et de Logrono, on n’allumera plus de bûcher collectif. On brûlera isolément quelques sorciers, Gaufridi, Urbain Grandier et d’autres, mais on ne jettera pas aux flammes toute une population[1]. La sorcellerie elle-même

  1. Il faut excepter les sorcières d’une province de Suède. Dans l’année 1670, c’est-à-dire il y a deux siècles, on y brûla jusqu’à quatre-vingt-cinq sorcières (Calmeil). Au demeurant, il est probable qu’en compulsant les archives communales, non-seulement de la France, mais des autres pays d’Europe, on trouverait des exécutions pour crime de sorcellerie beaucoup plus nombreuses qu’on le suppose. M. Ch. Potvin a trouvé dans les registres de plusieurs villes de Belgique des documens intéressans, où sont décrits des raffinemens de cruauté qu’on ne peut lire sans émotion. — Albert et Isabelle. Fragment de leur règne, par Ch. Potvin ; Paris, 1861.