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ce jugement sévère : « Vous me donnez pour Mlle Curchod une commission dont je m’acquitterai mal, précisément à cause de mon estime pour elle. Le refroidissement de M. Gibbon me fait mal penser de lui ; j’ai revu son livre (l’Essai sur l’étude de la littérature). Il y court après l’esprit : il s’y guindé. M. Gibbon n’est point mon homme ; je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détacher est, un homme à mépriser. » C’est vainement que, dans ses Mémoires, Gibbon a essayé de protester contre la dureté de l’arrêt. Ceux qui liront cette dernière lettre ne seront assurément pas disposés à le casser.

Après avoir reçu cette lettre de Gibbon, Suzanne Curchod ne dut assurément conserver aucune illusion. Elle garda cependant le silence jusqu’à certain jour où elle le rencontra par hasard à Ferney, sans doute à l’une de ces représentations théâtrales auxquelles, en dépit du Vénérable Consistoire, Voltaire se plaisait à convier la société de Genève et de Lausanne ; à cette soirée, elle fut traitée par lui avec un mépris tellement insultant qu’à la fin le vase déborda. Le lendemain elle lui écrivit une dernière lettre que je publierai tout entière malgré sa longueur, parce qu’elle y met en pleine lumière la conduite de Gibbon et la sienne :


Monsieur,

Je dois à ma tranquillité quelques éclaircissements que mon amour-propre veut en vain me refuser ; cependant si j’eusse pu espérer ou craindre de vous revoir jamais, je me serois contrainte à garder le silence. Mais je pars dans ce moment pour Montélimart, et peut-être aurez-vous quitté ma patrie avant que je puisse y revenir.

Intimidée et accablée à Fernex par le jeu continuel d’une gayeté forcée et par la dureté de vos réponses, mes lèvres tremblantes refusèrent absolument de me servir ; vous m’assurâtes en d’autres termes que vous rougissiez pour moi du rôle que je soutenois ; monsieur, je n’ai jamais su confondre les droits de l’honnêteté avec ceux de l’amour-propre. Vous m’avez appris quelquefois à oublier l’un ; quant à l’autre… vous n’êtes pas un malhonnête homme, et quel seroit même le scélérat qui oseroit m’accuser de l’avoir jamais blessée. Mais permettez-moi de vous retracer cette conduite, si blâmable à vos yeux. Lorsque je vous vis pour la première fois, je faisois le bonheur de ma famille ; mon père usoit sa santé pour fournir à ma subsistance ; cette seule réflexion altéroit ma tranquillité. J’aurois voulu adoucir sa situation, mais mes parents, aveuglés sur mes qualités personnelles, ne pouvoient se résoudre à écouter des propositions honnêtes sans être brillantes, ou à se séparer du seul objet de leur tendresse. Mon cœur les secondoit, il