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perfides dirigées contre eux. Leur imagination déréglée construit toutes sortes de systèmes étranges. Les ennemis par lesquels les pauvres fous se croient aujourd’hui poursuivis sont les agens de police, les jésuites, les magnétiseurs, les physiciens, les électriciens, les esprits frappeurs, les cosaques. Autrefois, quoique la nature du délire fût la même, les ennemis étaient tout autres. C’étaient les démons, les incubes, les succubes, les stryges, les coquemars. Alors comme aujourd’hui, il s’agit toujours du délire de persécution ; alors comme aujourd’hui, ce sont des ennemis mystérieux qu’on invoque pour expliquer les douleurs qu’on éprouve. Mais les persécuteurs que la folie d’aujourd’hui va chercher parmi les puissans du jour, la folie d’autrefois les trouvait parmi les puissans d’alors, les mauvais anges, officiers du diable. Dans les vieux récits fantastiques qui se racontaient à voix basse avec terreur dans les chaumières, et qu’on prenait pour des histoires vraies, chaque fou persécuté trouvait l’explication de sa propre souffrance, et, quand il comparaissait devant l’inquisiteur, il racontait naïvement les tourmens que Satan lui avait fait subir.

Au lieu de guérir ces malheureux, on s’acharna contre eux. Pourchassés, traqués, menés devant des tribunaux inflexibles, ils furent, par milliers, condamnés à la torture et jetés aux flammes. Les juges qui ont fait périr tant d’innocens n’étaient cependant ni des monstres, ni des scélérats. Ils croyaient être justes. Mais la superstition commune les aveuglait, et le poids énorme de toute l’ignorance de leur siècle pesait sur leurs jugemens. Que ce triste exemple ne soit pas sans profit pour nous. Sachons en tirer une grande leçon morale, celle de l’humanité et de la tolérance. Les criminels d’il y a trois siècles sont considérés à présent comme des fous. Qui sait si, dans trois siècles, on ne réformera pas aussi nos jugemens ? Qui sait si notre justice ne paraîtra pas trop sévère ? Ce malheur peut être évité. Pour les erreurs, les faiblesses, les ignorances de l’homme, il faut que l’homme se montre pitoyable et sache que sans clémence il n’y a pas de justice.


CHARLES RICHET.