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a de « stupéfiant » que la lecture d’une Page d’Amour ou de Son Excellence Eugène Rougon ; M. Zola passe à côté du problème, et le problème est bien autre. Il s’agit de déterminer à quelles conditions la réalité devient vraie.

Indiquons-en brièvement quelques-unes.

Ramasser la réalité d’abord et la mettre au point précis de perspective qu’exige l’optique particulière de chaque art. Dans la vie réelle, ce n’est que lentement, à force de longueur de temps et d’expériences renouvelées, que nous pénétrons dans la connaissance de ceux qui nous entourent. On voit des maris qui meurent sans avoir pu parvenir à connaître leur femme ; des fils sont nés sous les yeux de leur père, ils ont vécu sous son toit, ils deviennent hommes, et leur père ne les connaît pas. Il faut que l’art trouve des moyens d’abréger le temps nécessaire à cette connaissance de l’homme par l’homme ; il réduit, il résume, il simplifie ; l’ensemble de ces moyens, c’est ce qu’on appelle en matière d’art le parti-pris nécessaire et l’inévitable convention.

Il faut ensuite que, du milieu des remarques patiemment accumulées, de la foule des observations prises, et du fatras des notes recueillies, on dégage quelque chose d’humain. Ce sera d’ailleurs ce que vous voudrez, un cas pathologique, ainsi Madame Bovary ; un cas psychologique, ainsi le Père Goriot ; un milieu social, une condition, comme dans César Birotteau ; un type absolu, comme dans Eugénie Grandet. Combien de fois M. Zola croit-il avoir atteint quelque chose de semblable ? et combien de ses romans un lecteur impartial osera-t-il mettre à la suite, si loin que ce soit, de ceux que je viens de citer ? C’est qu’il ne suffit pas pour y réussir d’avoir un système d’esthétique, car ce n’est rien moins ici que ce qu’on appelle invention dans l’art.

Reste un dernier pas à faire. Il faut trouver le milieu, psychologique et même géographique, où le personnage atteindra ce degré de vraisemblance qui est la vérité et la vie de l’œuvre d’art. Nous sommes si peu les adversaires de la théorie des milieux que nous enchérissons sur M. Zola lui-même : il n’a voué qu’un culte à Claude Bernard, nous lui vouons une superstition. Et nous aimons tant en toutes choses la couleur locale que nous portons à M. Vacquerie lui-même un défi de l’apprécier plus que nous. C’est peu pour nous qu’un Espagnol parle comme un Espagnol doit parler, ou plutôt ce n’est rien. Mais essayez par exemple de transposer la Phèdre de Racine. Supposez que Mlle Rougon-Macquart ayant épousé M. Quenu-Gradelle, charcutier de son métier, à l’enseigne du Jambon de Mayence, devienne amoureuse de son beau-fils Quenu-Gradelle, garçon épicier… Il est inutile de pousser plus avant, le sujet aussitôt devient odieux et repoussant, ou ridicule et grotesque, selon le biais par lequel le romancier le prendra. Pour quelle raison ? Parce que dans ce milieu bourgeois, abrité contre