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plus que vous toute l’Europe qu’il remplissait de ses officiers, de ses intendans, de ses commandans militaires et qui ainsi était offerte en butin à la classe moyenne. Il offrait ainsi aux passions de vastes issues qui ne sont pas en votre pouvoir. Oh ! comme nos ancêtres étaient plus sages! ils avaient créé une influence particulière pour l’industrie, le commerce et en général pour les populations des villes, sous le nom de tiers état; jamais l’égalité devant la loi n’avait été mieux entendue. — Aujourd’hui ce n’est pas l’égalité qu’on veut, mais la supériorité. Si ce qu’on appelle la nature des temps, c’est-à-dire la progression incessante des petites vanités, demande une semblable chose, cette nature des temps doit s’attendre à être repoussée par la nature des choses, je veux dire le mouvement de la classe inférieure. Elle est pleine de force, mais elle manque de richesse. Elle veut, comme l’a enseigné Babeuf, des biens, de l’argent, toutes les commodités de la vie. »

Enfin, sa clairvoyance va, dès 1819, jusqu’à prédire la révolution de 1830.

« 8 janvier. — Un gouvernement placé face à face avec une nation tout autrement composée et constituée qu’aucune autre nation européenne, une nation qui n’a plus évidemment pour mobile que le calcul des intérêts généraux, c’est-à-dire des intérêts individuels, tels sont les seuls élémens de la société. Quand une nation en est venue là, il faut se hâter de la changer malgré tout et malgré elle, ou bien il faut la gouverner par un beau despotisme. Servez-vous de vos forces, tant que vous en avez, pour faire rentrer dans les rangs cette foule d’avocats, de médecins, de peintres, de savans, d’hommes de lettres, d’architectes, de marchands, que vous ne cessez de caresser... Consacrez de la révolution tout ce qui est nécessaire à l’ordre, mais échappez au nivellement. »

« 10 juillet 1819. — Ce n’est pas l’égalité facultative qu’on veut, mais l’égalité de fait; ce n’est pas l’admissibilité qu’on réclame, mais l’admission. Une partie de la France veut faire prédominer les supériorités nouvelles. Ce plan pourrait jusqu’à un certain point ne pas se trouver incompatible avec une autre monarchie; mais il l’est certainement avec la monarchie légitime. »

Nous pourrions multiplier les extraits de ces lettres curieuses à lire. Ce que nous en avons montré suffit, ce nous semble, pour faire connaître et juger l’homme politique. Dans la correspondance de M. de Serre, nous le retrouvons encore toujours le même. Comment M. de Serre l’avait-il séduit? comment ce haut et loyal esprit, dont le but avait été de réconcilier la monarchie traditionnelle et la société issue de la révolution, avait-il inspiré une entière admiration au solitaire de Randanne? Était-ce son éloquence, ou la noblesse de son âme, ou sa grandeur morale, ou son intrépidité mélancolique?