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suspecte de la religion : en fut-il ainsi pour le moyen âge, pour le siècle de Dante, pour l’époque de saint Thomas et de saint Bonaventure? Prétendre, comme le font certains défenseurs acharnés de l’hypothèse de M. Witte [1], prétendre que la scolastique, par cela même qu’elle s’efforçait d’adapter le raisonnement à la foi, faisait déjà acte d’indépendance, voire de révolte, à l’égard de cette dernière, et ranger ainsi l’auteur de la Somme sous la bannière de Spinoza et de Hegel, c’est là assurément une des plus étranges confusions des temps et des idées. Car il ne s’agit pas ici de savoir ce que les penseurs scolastiques du moyen âge peuvent être et signifier pour nous, selon notre manière de nous imaginer maintenant le développement général de l’esprit humain : il s’agit de constater simplement ce que ces penseurs ont été pour eux-mêmes, dans leur âme et conscience, au milieu de l’horizon qui leur était propre et qu’ils ne dépassaient pas. Il se peut, en effet, qu’en remontant la pente de la spéculation moderne, nous nous trouvions au sommet en face des docteurs scolastiques, et que, de déduction en déduction, nous parvenions ainsi à saluer dans saint Anselme le père du rationalisme et à découvrir dans le préambule dont il fait précéder sa démonstration ontologique le germe d’un traité cartésien. Toutefois, et pour peu que nous voulions être justes et vrais, nous ajouterions aussitôt que cette conséquence c’est nous seuls qui la tirons, que les Docteurs séraphique et angélique étaient loin de la prévoir, et que, s’ils préparaient la voie du rationalisme, c’était bien involontairement et bien à leur insu. Si le moyen âge, en un mot, se servit de la raison, ce ne fut ni pour contredire ni même pour contrôler la révélation, ce fut uniquement pour « l’enluminer, » pour la faire ressortir encore plus éclatante et plus manifeste. La philosophie était en concordance parfaite avec la religion; et Aristote fut considéré comme le maître de la pensée parce qu’on le croyait le serviteur de la foi. Pour saint Anselme comme pour saint Thomas et Dante, la science fut « la félicité de l’âme, l’épouse de Dieu, sa sœur et sa fille chérie, » et tout cela précisément parce qu’elle n’était rien autre chose que la glorification du Verbe même, l’expression humaine de la vérité divine.

Ce n’est pas que la spéculation scolastique n’ait eu ses perplexités aussi et ses incertitudes : les tergiversations et les angoisses qui accompagnent d’ordinaire le douloureux enfantement de la pensée. Ces incertitudes toutefois, dans leur essence et leur circonscription, étaient bien différentes des nôtres : elles ne touchaient ni aux fondemens ni même à la forme de la révélation ; elles troublaient

  1. Scartazzini, Dante (Biel, 1869), page 241 seq.