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pour entraîner le peuple; les grands seigneurs taxaient ce projet d’impertinent; user de la religion semblait ridicule à ceux qui s’étaient égayés pendant un demi-siècle des plaisanteries de Voltaire.

L’autre parti, formé de nobles sans fortune, de cadets aventureux, de bourgeois expatriés, voulait combattre la passion de la liberté par celle du fanatisme et vaincre par ses seules forces, sans se mettre à la merci de l’étranger. Ils comptaient soulever assez vite le Languedoc et la Provence, à la condition d’écarter les Piémontais, abhorrés sur cette frontière, et d’utiliser l’ardeur du clergé et les vieilles animosités cévenoles entre protestans et catholiques. Quelques grands seigneurs partageaient aussi cette répugnance de l’étranger : ce n’est pas sur le Rhin, c’est en France que M. de Montagu par exemple eût voulu qu’on se ralliât. Il eût mieux aimé l’appoint des bourgeois et celui des paysans français que celui des princes étrangers. Le secours des étrangers, disait-il, peut coûter cher au pays.

Ces deux partis, tous deux criminels, mais à des degrés différens, ne voyaient donc de ressource que dans un appel à la force; les grands seigneurs comptaient sur l’invasion étrangère, les hobereaux sur la guerre civile.

Dans les deux éventualités, Lyon devenait le pivot des opérations militaires. Le projet à peine ébauché avorta par la difficulté même de fondre ensemble tant d’élémens opposés. Un écrivain royaliste a dit qu’il fut contrarié par le roi et la reine de France, auxquels on était parvenu à inspirer de noirs soupçons sur les véritables intentions des princes[1]. Il serait plus exact de penser que les populations du midi n’étaient point encore mûres pour la contre-révolution ; le clergé ne pouvait pas invoquer, à cette date, les décrets de dépossession et la suppression du culte ; à part de rares excès, les ardeurs juvéniles de la révolution naissante étaient plutôt attirantes que répulsives; enfin, on se souciait peu de l’alliance piémontaise, et les princes eussent groupé autour d’eux plus d’adhérens en France que hors de France. Le patriotisme a de ces instincts.

Les émigrés qui abondaient sur la frontière, surtout en Savoie, ne plaisaient eux-mêmes que médiocrement aux populations dont ils réclamaient le secours. Des rixes éclataient à Chambéry, à Montmélian, à Thonon, entre les émigrés et les habitans; des ordres maladroits, des répressions trop sévères indisposèrent tout à fait ce pays contre les préférences dont le cabinet de Turin comblait les perturbateurs français. L’attitude du sénat de Savoie et le sentiment public ôtèrent toute illusion à la cour; on invita les émigrés

  1. Claude Chambeland, Vie de Louis-Joseph de Bourbon-Condé, tome II, 5.