Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noire des émigrés, forte de vingt-trois mille hommes. M. de Vioménil prit quelques centaines de cavaliers choisis, les posta par échelons de Worms à Kehl, et muni d’argent et de pleins pouvoirs, s’installa lui-même au pont de Kehl. La proclamation qu’il fit passer dans la ville et que le prince de Condé avait voulu rédiger seul, était ainsi conçue :


Nous, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, et prince du sang royal,

Déclarons qu’ayant été invité par la garnison de Strasbourg de nous rendre en cette ville, et étant autorisé par les Princes, frères du Roi, de venir prendre en leur nom le commandement qui nous est offert pour assurer au Roi, notre seul légitime souverain et très honoré seigneur, la possession et parfaite soumission de cette place importante, nous ne voulons que prendre, en conséquence, toutes les mesures convenables et donner provisoirement, jusqu’à la prochaine arrivée des Princes, les ordres nécessaires pour réprimer toute violence, maintenir la tranquillité de tous les citoyens, faire respecter la justice, les lois et l’autorité de Sa Majesté, jusqu’à ce que, remise en pleine liberté, elle puisse elle-même faire connaître ses véritables intentions auxquelles, quand elles ne seront plus captivées et dénaturées par l’état de contrainte où il est notoire que Sa Majesté se trouve présentement réduite, nous nous empresserons d’obéir avec l’entière soumission que nous regarderons toujours comme le premier de nos devoirs, et qui est gravée dans nos cœurs par les sentimens dont nous sommes pénétrés pour l’auguste chef de notre Maison.


Cette déclaration, où la banalité de l’expression le dispute à la pauvreté du fond, ne dut pas faire d’impression forte ni durable sur les soldats à qui l’on s’adressait. On y remarque la précaution avec laquelle le prince se dérobe à toute initiative, et déclare répondre uniquement à un appel qu’il eût été peut-être plus adroit de provoquer franchement que de solliciter dans l’ombre pour le supposer ensuite spontané. Il insiste également sur la contrainte morale où l’on retient le roi et qui enlève toute valeur à ses actes, et insinue que cette situation de la couronne investit les princes de tous les pouvoirs que Louis XVI se trouvait dans l’impuissance d’exercer librement. Ce n’était après tout que le commentaire de la proclamation royale du 20 juin 1791, dans laquelle Louis XVI se disait prisonnier de fait depuis le 6 octobre 1789, et des déclarations des princes, le comte d’Artois, le comte de Provence et les trois princes de Condé, des 10 et 11 septembre 1791. De là à la régence il n’y avait qu’un mot à dire, qu’un pas à faire : les princes comptaient faire ce pas en avant par la surprise de Strasbourg, et, du haut de la citadelle reconquise, laisser tomber ce mot.