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Saint-Germain reste un personnage historique. Il reste le grand Français qui en définitive, depuis qu’il est entré en scène jusqu’à la dernière heure, se trouve lié à toutes les phases du siècle, — à la restauration par l’éclat de ses débuts, — à la monarchie constitutionnelle de 1830 par son double rôle de ministre et de chef parlementaire, — à la république de 1848 par la résistance aux déchaînemens d’anarchie, — au second empire par la défense des libertés nécessaires, — aux catastrophes de 1870 par le dévoûment d’un patriotisme désolé et réparateur. Qui ne le voit qu’à un moment ou par un seul côté et avec l’œil des partis ne le connaît pas. Sa vie, tout entière à l’action, est comme un cours d’histoire contemporaine et de politique en permanence.


I.

On raconte qu’un soir de ses dernières années, dans une de ces réunions familières où tout le monde passait. Français et étrangers, M. Thiers se trouvait au milieu de quelques-uns de ses plus anciens amis, ses contemporains, tous octogénaires ou bien près de l’être. Ils se livraient ensemble à une de ces conversations d’esprits éminens qui ont beaucoup vu, qui ont acquis l’expérience sans perdre le feu d’autrefois, la vigueur native, et M. Thiers, le plus animé de tous, regardant autour de lui avec une satisfaction souriante, se serait plu à dire : « C’est nous qui sommes encore les jeunes aujourd’hui ! » C’était le sentiment qu’exprimait, il y a quelque quarante-cinq ans déjà, M. de Talleyrand entrant un jour à la chambre des pairs et se rencontrant avec quelques-uns de ses contemporains de l’assemblée constituante arrivés comme lui des premiers à la séance. Ceux-là aussi se croyaient les jeunes parce qu’ils arrivaient les premiers après avoir fait une longue route à travers les révolutions. Le mot est devenu peut-être plus vrai aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quarante-cinq ans, à une époque où, sans parler de bien d’autres, il y avait dans les assemblées, dans les lettres, dans la presse, des hommes comme Guizot, le duc de Broglie, Berryer, Odilon Barrot, Lamartine, Cousin, Villemain, Thierry, Armand Carrel, le républicain généreux à l’âme fière, au talent viril. Ce qu’il y a de certain, c’est que le siècle a vieilli depuis 1835, que les esprits ont vieilli comme le siècle, que la sève s’est ralentie ou dispersée — et que M. Thiers et ses amis pouvaient encore se croire les jeunes parce qu’ils sentaient en eux le souffle d’un temps qui en définitive reste le plus beau de l’histoire française après le réveil de 1789.

S’il y a eu, en effet, une époque brillante, ayant pour ainsi dire son cadre, son originalité historique, son unité en dépit d’une