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Que si maintenant aux trois discours dont il vient d’être parlé, d’Hugues Capet, de l’empereur Justinien et du prince des apôtres, — nous voulions joindre en dernier lieu celui de Cacciaguida, nous aurions alors, je crois, tout le système politique et social d’Alighieri résumé dans ses traits les plus essentiels et traduit dans le plus magnifique des langages. La figure de Cacciaguida, — un ancêtre du poète, un preux chevalier, mort en terre-sainte vers 1147, — remplit jusqu’à quatre chants du Paradis[1], et la considération seule de l’étendue donnée à l’épisode devrait déjà nous engager à en retenir autre chose encore que les fameux vers sur les misères de l’exil, ou la recommandation de ne rien taire de la vision merveilleuse et de « laisser se gratter ceux qui ont la rogne : »

Tutta tua vision fa manifesta,
E lascia pur grattar dov ’è la rogna[2] !


Cet épisode, en effet, est avant tout une apothéose sans pareille et sans réserve du passé; l’évocation d’un témoin et d’un représentant des anciens âges sert de prétexte au chantre gibelin pour cribler de ses flèches les plus acérées et les plus railleuses le développement démocratique des générations qui suivirent. Dante est un aristocrate dans la plus rigoureuse acception du mot, et rien de plus caractéristique à cet égard que le cri qui lui échappe à la vue de son aïeul au Paradis : « O noblesse du sang, dit-il, quoi d’étonnant que les hommes là-bas, sur la terre, en soient si fiers, puisque j’en ai éprouvé de l’orgueil jusque dans le ciel? » Il ajoute, il est vrai, — comme s’empressera d’ajouter tout aristocrate intelligent, — « que c’est là un manteau qui bien vite se raccourcit et que le temps ronge à l’entour de ses ciseaux, si l’on ne prend soin d’en augmenter l’étoffe de jour en jour; » mais il n’en regarde pas moins toute adultération du sang, toute mésalliance comme une cause d’abaissement et de ruine, non-seulement pour les familles, mais même pour les cités :

Sempre la confusion delle persone
Principio fu del mal della cittade.
Corne del corpo il ciho che s’ appone[3].


Déjà dans un passage précédent de l’Enfer[4] il avait donné pour origine des malheurs de Florence le mélange qui s’y fit des indigènes antiques et de naissance romaine, avec « le peuple

  1. Chants XV-XVIII.
  2. Parad., XVII, 127-128.
  3. Parad., XVI, 67-69.
  4. Inf., XV, 61-78.