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lueurs de l’aube, le lieutenant Roussin, — c’est toujours au lieutenant en pied, au second, qu’échoit le quart du jour, — croit remarquer, parle bossoir de tribord de la Minerve, des taches noires. Ces taches peu à peu se multiplient et grossissent. « Sans doute, se dit Roussin, ce sont des pirogues de Sakalaves en route pour quelque expédition de guerre. » Il se penche sur le bastingage pour mieux voir et soudain une forte odeur de goëmon lui est apportée par la brise. « La barre au vent ! toute au vent ! s’écrie-il, nous sommes sur la basse Juive. » On évita le récif par miracle. Quand le virement de bord lof pour lof est achevé, Roussin descend dans la chambre du commandant. Le capitaine Bouvet dormait d’un sommeil profond. « Nous l’avons échappé belle, lui dit en l’éveillant le lieutenant légèrement ému ; quelques minutes de plus, nous donnions sur les roches. — Et où sont les roches maintenant ? Derrière nous, n’est-ce pas ? vous avez de plus l’avantage de savoir, à n’en pouvoir douter, où vous êtes ; continuez donc votre route et laissez-moi dormir ! » Telle fut l’unique réponse de ce capitaine dont le navire venait d’échapper par une circonstance providentielle au naufrage. Éviter les émotions inutiles, les drames qui plaisent tant aux imaginations faibles, voilà ce qui constitue à un très haut degré la véritable dignité du commandement. Bouvet, soyez-en certains, était vigilant ; s’il ne l’eût point été, il ne mériterait pas le nom de marin ; seulement il savait, comme tous les hommes qui ont longtemps pratiqué notre métier, qu’il est des occurrences où l’activité humaine se trouve en quelque sorte désarmée. Il n’y a plus alors qu’un parti à prendre : « Il faut laisser courir. » N’oublions pas, quand nous avons fait tout ce que nous suggère notre expérience, ce fortifiant précepte.

En 1815, Bouvet remplissait une mission pacifique ; est-il donc en marine de mission qui mérite réellement ce nom ? Quand l’ennemi n’est plus là, il reste la tempête, ou, ce qui était jadis plus que la tempête à craindre, le calme. La frégate la Flore, escortant onze navires de charge, allait chercher à Anvers 2, 000 tonneaux de mâture, part inégale et plus que modeste qui nous était faite dans les immenses approvisionnemens d’un arsenal créé par nos soins. Il y avait longtemps que nos vaisseaux, presque toujours bloqués, ne fréquentaient plus les mers du Nord. Pour s’y diriger, Bouvet ne possédait que des cartes où maint banc de sable, constamment transporté de l’ouest à l’est ou de l’est à l’ouest, n’était plus à sa place. Le calme survient, la Flore reste à la merci des courans. Bientôt la sonde accuse une diminution sensible et graduelle du fond. Que faire ? Pas un souffle de brise pour retourner au large. Mouiller ? On est déjà en plein jusant ; une heure encore et la mer aura baissé de plusieurs pieds ; la frégate, si elle s’arrêtait, courrait