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lecteurs tous ceux qui fréquentaient le salon de Mme Necker. Mais je craindrais que cette longue galerie de portraits ne finît par leur fatiguer les yeux, et je préfère choisir dans le nombre ceux que leurs lettres me permettront de faire mieux revivre et de faire parfois apercevoir sous un jour un peu nouveau. Avant de leur donner la parole à tour de rôle, je suis tenté cependant de les montrer conversant tous ensemble et je puis le faire grâce au soin qu’a pris Mme Necker de jeter sur le papier, à l’issue de son premier dîner du vendredi, quelques-uns des propos échangés entre les convives, qui étaient Bernard (le Gentil-Bernard de Voltaire), Suard, Thomas, l’abbé Morellet et Marmontel. Bien que ces propos n’aient rien de très remarquable, il peut paraître assez intéressant d’y voir chacun fidèle à son caractère, Bernard galant, M. Necker distrait, Morellet hargneux, Suard contredisant, Thomas emphatique et Marmontel badin.

M. BERNARD.

Vous vous portez à merveille, madame, votre teint est plus frais que ces fleurs.

Mme NECKER.

Les poètes sont galans.

M. BERNARD.

Dites sensibles.

Mme NECKER.

L’on peut réunir ces deux qualités ; mais je crains bien qu’elles ne se perdent ; en vérité l’abbé me met au désespoir, depuis une heure il rugit contre les femmes et ces messieurs l’excitent et l’applaudissent.

L’ABBÉ MORELLET.

Oui, madame, je soutiens que les femmes n’ont pas l’ombre du bon sens, et je vous aurais convaincue si vous aviez daigné m’écouter, mais il est impossible de raisonner avec vous, et vous prouvez merveilleusement notre thèse. Qu’en dites-vous, monsieur Necker ?

M. NECKER. (distrait).

Bien obligé, monsieur, je n’en mange pas.

Mme NECKER.

Mme Riccoboni, par exemple, excelle dans son genre.

M. SUARD.

Mais premièrement a-t-elle un genre ?

Mme NECKER.

C’est en avoir un que d’écrire avec chaleur, avec grâce, d’intéresser ses lecteurs.