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On va voir que la manière dont il en parle ne laisse pas de contraster singulièrement avec celle dont en réalité il lui parlait. Écoutons d’abord l’auteur des Mémoires :


C’est dans un bal bourgeois (circonstance assez singulière) que j’avais fait connaissance avec Mme Necker ; jeune alors, assez belle, d’une fraîcheur éclatante, dansant mal, mais de tout son cœur. À peine m’eut-elle entendu nommer qu’elle vint à moi avec l’air naïf de la joie : « En arrivant à Paris, me dit-elle, l’un de mes désirs a été de connoître l’auteur des Contes moraux. Je ne croyois pas faire au bal une si heureuse rencontre… Necker, dit-elle à son mari en l’appelant, venez vous joindre à moi pour engager M. Marmontel, l’auteur des Contes moraux, à nous faire l’honneur de venir nous voir. » M. Necker fut très civil dans son invitation, et je m’y rendis.


Suivent alors deux pages où Marmontel exprime son opinion sur Mme et sur M. Necker. Après avoir accordé à la femme quelques éloges qu’il était difficile de lui refuser, la décence, la candeur, la bonté, il se répand en critiques, dont quelques-unes ne sont peut-être pas sans justesse, mais qu’une malveillance soutenue paraît lui avoir inspirées. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit comme sa contenance était trop ajusté pour avoir de la grâce. Son expression s’enflait tellement que l’emphase en eût été risible si l’on n’eût su qu’elle était ingénue. Les amusemens mêmes qu’elle semblait vouloir se procurer avaient leur raison, leur méthode. Tout chez elle était prémédité ; rien ne faisait illusion, rien ne coulait de source. Ce n’était point pour ses amis, ce n’était point pour elle qu’elle prenait tous ces soins ; c’était pour son mari. Il fallait que son salon, son dîner fussent pour lui un délassement, un spectacle. Aussi les attentions de Mme Necker et tout son désir de plaire n’auraient pu vaincre le dégoût d’être à ces dîners pour amuser son mari, s’il n’en eût été là comme de beaucoup d’autres endroits, où la société, jouissant d’elle-même, dispense l’hôte d’être aimable, pourvu qu’il la dispense de s’occuper de lui. Quant à M. Necker, jamais, disent les Mémoires, il n’avait donné lieu à Marmontel de croire qu’il fût son ami ; aussi Marmontel n’était-il pas le sien, et sa femme avait même pour M. Necker une aversion insurmontable.

Qui ne croirait, en lisant ce jugement, que Marmontel ne dût être, à la table de Mme Necker, un convive d’assez mauvaise grâce, ayant peine à surmonter le dégoût que ces dîners lui inspiraient ? Qui ne croirait surtout qu’il ait toujours conservé vis-à-vis de M. Necker une attitude fière et indépendante, n’ayant jamais ni reçu ni sollicité un service ? Quelques fragmens de sa correspondance vont