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Mais laissons Mme Necker, dans un récit qu’elle fut amenée à écrire de ses relations avec Mme de Marchais, nous raconter elle-même quelle fascination avait au premier abord exercée sur elle cette nouvelle amie :


J’ai eu (dit-elle dans ce récit) pour Mme de Marchais une affection passionnée. Quand elle se présenta à mes yeux, toutes les facultés de mon âme furent captivées. Je crus voir une de ces fées enchanteresses qui réunissent à la fois tous les dons de la nature et de la magie. Je l’aimai donc ou plutôt je l’idolâtrai. Je la suivis en tous lieux, et quand j’en obtins quelque retour, je pensai que rien ne manquoit plus à ma félicité.

’étoit au commencement de mon mariage. J’aimois et j’étois aimée ; elle seule fut la dépositaire de tous les mouvemens de mon cœur. Je croyois jouir doublement quand elle partageoit mes plaisirs et mes douces peines. Je m’apperceus, dès le commencement de notre liaison, qu’elle avoit un attachement. Nous allions dans tous les lieux où nous pouvions rencontrer l’homme qui lui étoit cher. Il s’y trouvoit à point nommé. Je n’eus pas été en liaison quatre mois avec ma nouvelle amie qu’un concert où elle me mena à l’extrémité de Paris où il n’y avoit que de la bourgeoisie, m’ouvrit absolument les yeux. Nous passâmes la soirée toute entière dans une chambre reculée avec l’objet de toute sa tendresse. Trop sévère pour approuver ce penchant, j’étois cependant trop tendre pour ne pas être indulgente, je sentois qu’on n’étoit pas maître des mouvemens de son cœur, et je n’ai jamais cru que celle qui fut l’idole du mien fut capable d’une foiblesse. Tout me confirmait qu’elle allioit la vertu à la passion et si je soupirois quelquefois, c’étoit de ne pouvoir m’attribuer entièrement son empressement à se trouver avec moi et de voir que je le devois souvent aux occasions de se rencontrer avec ce qu’elle aimoit.


Mme Necker nourrissait quelques illusions lorsqu’elle croyait son amie incapable d’une faiblesse. Cet objet de la tendresse de Mme de Marchais, avec lequel elle cherchait en tous lieux l’occasion de se retrouver, était M. d’Angeviller, menin du dauphin[1], directeur général des bâtimens du roi, que la beauté de ses traits avait fait surnommer l’ange Gabriel. Il s’était formé, en effet, depuis longtemps, entre Mme de Marchais et M. d’Angeviller, une de ces liaisons si fréquentes au XVIIIe siècle qui n’étaient un secret pour personne et dont un mariage venait souvent (comme ce fut le cas)

  1. Charles-Claude de Flahaut, comte de la Billarderie d’Angeviller ou d’Angiviller, directeur général des bâtimens du roi, jardins, manufactures et académies, exerça ces fonctions jusqu’à la révolution. À cette époque, il émigra en Russie, où il vécut d’une pension que lui faisait Catherine II. Il mourut en 1810.