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que vous appellez l’ascendant de mon opinion. Quoique j’aie sur tous les objets des opinions très arrêtées, je n’ai pas souvent occasion de les montrer, et je vous avoue en toute humilité que toutes les fois que je les laisse entrevoir, elles éprouvent dans la société la plus grande inattention et la plus complète indifférence. Cela ne les change pas à la vérité, mais cela m’est infiniment commode. J’irai tantôt me mettre à vos pieds et je me trouverai heureux si je puis vous convaincre que j’attache à vos bontés le prix qu’elles méritent. Cette idée ne peut être rendue que par cette expression commune ; mais il me semble que depuis votre lettre je le sens beaucoup plus vivement et plus profondément.


Pendant toute la durée du long voyage en Prusse et en Russie qu’il entreprit de compagnie avec Diderot, Grimm entretint une correspondance régulière avec Mme Necker. Ses lettres, écrites d’une plume alerte et facile, sont curieuses à plus d’un titre. On y voit avec quelle bonne grâce ces fiers philosophes du XVIIIe siècle savaient se prêter au rôle de courtisan. Tantôt il s’habille en berger, avec une houlette et un habit vert-pomme, pour jouer son rôle dans une fête pastorale que le prince Henri donne au château de Rheinsberg. « Vous pensez bien, ajoute-t-il, qu’il ne siérait pas à un polisson de philosophe échappé de la rue Sainte-Anne de vouloir être excepté de la règle générale. » Tantôt il accompagne, au contraire, le roi de Prusse aux manœuvres militaires avec un zèle qui, assure-t-il, l’a édifié, et il ne se montre pas moins exact aux comédies, opéras et illuminations. Il est singulièrement fier de ce qu’à son audience de congé Frédéric ait daigné causer avec lui une demi-heure entre chien et loup, comme font les bonnes gens, et de ce qu’il ait appelé un de ses hussards de chambre pour le faire éclairer sans y mettre plus de façons. Il voudrait voir le philosophe de Sans-Souci assis un vendredi auprès de Mme Necker, et il le voudrait pour le philosophe comme pour elle, car il verrait le train de Paris, et elle le verrait faire autant de train qu’en Pologne, quoique d’un genre tout différent. « Je vous jure, ajoute-t-il, qu’on ne se douteroit pas d’avoir affaire avec un co-partageant. »

Si Grimm avait été déjà fasciné par le co-partageant, que sera-ce lorsqu’il approchera de la co-partageante ? À peine est-il arrivé en Russie et a-t-il pu « en adorant la divinité de cet empire remplir le but de son dévot pèlerinage, » que l’enthousiasme le saisit. La vie errante qu’il mène depuis quelque temps n’est pas précisément de son choix, mais le moyen de résister à l’impératrice de Russie ! Puisque la Porte ottomane n’a pas trouvé ce secret-là, il n’est pas très étonnant qu’il ne l’ait pas su. À me-