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sans contredit l’élément le plus terrible. Avec cet élément turcoman, il ne s’agit plus de cette expédition fantastique que l’imagination fait partir si aisément de Saint-Pétersbourg; c’est une immense armée de cavalerie organisée sur les lieux, endurcie à toutes les épreuves, ayant au cœur la rage de la dévastation, formée de toutes les forces de la barbarie asiatique, et cette fois conduite par la science de l’Europe.

Non, mon cher sir Henry, une politique qui a déjà produit les résultats que nous connaissons et qui nous a préparé un avenir que nous n’osons pas même entrevoir, ne peut être défendue plus longtemps. D’ailleurs, toute cette question d’Hérat est une de ces erreurs historiques que malheureusement on rencontre encore trop souvent dans la vie des peuples même les plus civilisés. Elle est à peu près semblable à cette autre erreur qui a amené les esprits les plus puissans de l’Angleterre à s’opposer au percement de l’isthme de Suez.

Du reste, rien de plus simple que l’origine de cette malheureuse question d’Hérat. Il y a un demi-siècle, des agens anglais qui connaissaient à peine la Perse et l’Afghanistan, gens très habiles, voulant se tailler un rôle dans leur mission lointaine, ont créé la question d’Hérat. Ils ont crié de toute leur force qu’Hérat était la clé de l’Inde et qu’il fallait l’arracher à la Perse, et cette idée a fait fortune. Les ministres anglais à la recherche de la popularité ont suivi avec ardeur une question qui leur offrait le moyen de remporter des victoires faciles et de sauver à coups de maître, périodiquement, l’empire de l’Inde. Voilà comment s’est formé ce dogme politique qui a été pour nous tous la source de tant de maux.

Encore le passé n’est-il rien, c’est l’avenir qui nous inquiète. Ce que cette malheureuse politique a fait jusqu’à présent n’est que bien peu de chose en comparaison de ce qu’elle semble nous promettre.

J’entends en effet annoncer de tous côtés que si la Russie s’emparait de Merv, une armée anglaise irait occuper Hérat.

Je ne puis pas concevoir pour tous ces pays un événement plus heureux que l’occupation d’Hérat par l’Angleterre. Ce serait la délivrance providentielle de ces contrées. La justice, l’ordre, le travail et les lumières y arriveraient appuyés sur toutes les ressources de la puissance britannique. Le chemin de fer de l’Inde poussé jusqu’à Hérat viendrait nécessairement traverser toute la Perse pour aller aboutir à la Méditerranée. Le courant de la vie européenne et le contact d’une administration anglaise auraient un effet magique sur l’esprit éminemment imitateur du peuple persan. Et alors quelle transformation pour tous ces pays !

Quelque magnifique que nous paraisse cette perspective de bonne fortune, je croirais commettre une trahison envers l’Angleterre si je