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de l’artiste. Il y a manière de jouer le rôle d’un Bolingbroke ou d’un Maurice de Saxe beaucoup mieux que Scribe et M. Legouvé ne les ont écrits. On peut s’élever, pour ainsi dire, au-dessus de leur prose, et par delà le texte, on peut essayer de composer le rôle plutôt comme ils l’ont conçu, rêvé, souhaité que comme ils l’ont écrit, lis n’ont tracé qu’un ingénieux scénario : c’est maintenant la part du comédien ; sa part de collaboration dans l’œuvre désormais commune entre les auteurs et lui ; c’est ce qu’il appelle à bon droit et revendique pour sa création, que d’animer, de faire vivre, marcher et sentir les personnages de la pièce. Les grandes œuvres, qui sont littéraires en même temps que dramatiques, c’est une autre affaire. Le comédien est prié d’abdiquer.

C’est pourquoi dans le Cid par exemple, M. Worms joue faux, lorsqu’au récit du quatrième acte, arrivant à ces deux vers :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles,

il suspend le mouvement, s’avance vers la rampe et détache mot par mot, l’œil fixé sur quelque vision lointaine, comme si c’étaient des vers descriptifs et pittoresques, et comme s’il faisait effort pour ressaisir du fond de sa mémoire, l’un après l’autre, tous les traits d’un tableau. Il est évident de par l’ensemble du rôle que, bien loin de prendre ces vers pour descriptifs, il faut les traiter au contraire comme narratifs et les presser du même mouvement continu que le reste du récit. C’est aussi pourquoi Mlle Dudlay joue faux lorsqu’au cinquième acte, après avoir prononcé le vers célèbre :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix,

elle s’enfuit vers la coulisse comme une petite folle, en criant le vers qui suit :

Adieu, ce mot lâché me fait rougir de honte.

C’est Galatée qui s’enfuit ainsi vers les saules ; mais Chimène doit prononcer ce vers de pied ferme, sans embarras ni confusion, et, si je puis m’exprimer ainsi, élever cet adieu comme une barrière entre elle et son amant, qui s’est évidemment précipité vers elle à l’expression de ce retour d’amour.

D’où viennent ces erreurs ? Assurément, pour une part, des défauts du comédien, mais bien plus encore, à notre avis, de ce que, d’une manière générale, on compose aujourd’hui les rôles par le dehors et non