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elle acceptait d’avance le châtiment, tandis que la Cenci, dans l’hypothèse même de la légende, rejetait la suprême ressource du suicide, qui l’eût mieux protégée ou vengée.

M. Bertololti n’a pas eu plus que ses devanciers l’original du procès; on avait cru longtemps que ces dossiers étaient conservés à l’archive vaticane; mais on se croit assuré maintenant qu’ils ont fait partie de l’archive criminelle de la confrérie de Saint-Jérôme de la Charité, où ils ne se sont pas retrouvés. Il en a eu du moins une analyse, faite pour les avocats, pour Farinacci, le célèbre juriste, et pour Incoronati. Il y a joint les documens incontestables que conservent encore les notaires romains, et les pièces de diverses archives. Grâce à de consciencieuses recherches, d’une remarquable impartialité, son petit livre, en même temps qu’il est une rectification constante de la réalité historique, offre une très curieuse peinture des mœurs romaines à la fin du XVIe siècle.

La famille des Cenci n’appartient pas à la grande aristocratie de Rome; elle est d’une seconde noblesse, en possession d’une certaine fortune, mais à qui manquent le raffinement et la brillante culture intellectuelle. La naissance de Francesco est le fruit d’un adultère ; les richesses qu’il tient de son père, trésorier du pape, ont été mal acquises; il n’en est que plus avare et ne vit que pour les augmenter. Elles lui servent à satisfaire de viles passions. Sa vie est ténébreuse et lâche, soit dans son palais de Rome, qu’il transforme en un lieu mal famé, soit dans sa solitude de Rocca di Petrella, sorte de château-fort en plein désert des Abruzzes, bâti sur le roc et entouré d’abîmes. C’est là qu’il est réduit à vivre, quand les procès et les amendes que ses mœurs scandaleuses lui ont attirés commencent d’entamer sérieusement sa fortune. Marié deux fois, et à quatorze ans d’abord, il a de sa première femme douze enfans; Béatrix est la dernière. Sa seconde femme, Lucrezia Petroni, d’humeur pacifique, sera une de ses victimes avant de se joindre à ses bourreaux. — Ses fils sont des misérables ; deux se font tuer pendant leurs brigandages ; les autres échappent à leur père et ne vivent pas mieux que lui. Béatrix est enfermée elle-même à Petrella; elle y est maltraitée et battue; mais elle le mérite par sa vie mauvaise : Francesco, sévère et brutal, veut la punir de son inconduite. On voit par son testament qu’elle laisse un fils, dont la naissance doit être attribuée à l’intendant Olympio. C’est elle qui, pour se délivrer et se venger, conçoit le projet de tuer son père et attire dans le complot quatre ou cinq mois à l’avance, ses frères et sa belle-mère; c’est elle qui arme Olympio et embauche les assassins, elle qui offre de sa main au vieillard, la veille du meurtre, le narcotique destiné à le livrer sans défense; elle qui, au point du jour, conduit et assiste les meurtriers; elle qui traîne ensuite le cadavre et aide à le jeter dans un précipice; elle enfin qui, un des assassins ayant disparu, le fait poursuivre et tuer, afin de prévenir ses aveux.