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les hésitations et l’incohérence du pouvoir, par les atermoiemens apportés aux plus urgentes réformes depuis la retraite de Milutine.


III

Las de corps et d’esprit, à la recherche du calme et du repos, Milutine avait quitté Pétersbourg et la Russie au printemps de 1861. Durant les deux années que devait durer sa retraite, il parcourut successivement l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, la France (d’où il fit une excursion en Angleterre), séjournant dans les villes les plus célèbres ou les sites les plus rians, s’intéressant partout aux choses et aux hommes, visitant et interrogeant, étudiant le présent sans négliger le passé, qui seul l’explique. Pour un bureaucrate dont l’existence s’était écoulée dans les chancelleries pétersbourgeoises, ce séjour à l’étranger, coupé de voyages variés, était à la fois une récréation et une incessante révélation ; pour l’homme d’état, c’était un complément d’instruction que rien n’eût pu remplacer.

Docile à l’avis des médecins, qui lui conseillaient de passer la mauvaise saison sous le ciel du midi, Milutine, accompagné de sa famille, séjourna une partie de l’hiver de 1861-1862 en Italie, à Rome surtout. On était au lendemain de la grande révolution nationale qui venait de renouveler la face de la péninsule, au moment où la mort de Cavour mettait à une première épreuve l’unité italienne à peine cimentée. L’esprit élevé de Nicolas Alexèiévitch ne se laissa pas absorber par la politique ; à l’inverse de tant de vulgaires touristes, rebutés par les sordides dehors ou la fastueuse pauvreté de la Rome moderne, Milutine subît le charme pénétrant des ruines et des grands horizons déserts et de cette calme atmosphère romaine qui enveloppe l’âme de paix. Il fut séduit par Rome, alors si peu animée et si peu vivante pour tout autre que pour un catholique ; il semble en avoir préféré le silence et l’apparente somnolence au bruit, à l’éclat, au tumulte de Paris, si goûté de ses compatriotes. Ce Scythe slave, qui avait grandi à Moscou et passé tout le reste de sa vie sous les brouillards de Pétersbourg, cet esprit si essentiellement russe et moderne, en apparence tout positif, réaliste même, ressentit profondément l’impression de la vieille culture classique et de l’antiquité. Aujourd’hui qu’en Russie et ailleurs on discute avec tant de passion sur les systèmes d’enseignement et sur le classicisme, il est, dans les lettres de ce patriote vraiment national qu’on ne saurait accuser de vain idéalisme ou de stérile enfournent pour l’Occident, il est tel passage que je n’ai pu lire sans curiosité, et j’ose le dire, sans admiration.