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souverain qu’un piège tendu par de faux amis ou des rivaux, désireux de l’écarter de leur voie. Après l’avoir si longtemps et si obstinément traité de révolutionnaire, ses adversaires de la cour et de la capitale devaient être heureux de l’envoyer comprimer la révolution et curieux de voir quelle figure il ferait dans ce nouveau rôle. Aussi comprend-on toute la répulsion de Milutine pour une tâche en elle-même pénible et répugnante, à laquelle rien dans le passé ne le préparait, où, avec tout le zèle et le talent du monde, le succès semblait impossible, où, en un mot, il y avait moins de gloire à gagner que de haines et d’injures à récolter.

Milutine était décidé à repousser de ses lèvres ce calice qu’il devait un jour être obligé de boire jusqu’à la lie et où il devait finir par trouver une mort prématurée ; mais l’ordre était formel. Nicolas Alexèiévitch dut se mettre en route avant même d’avoir eu le temps de se concerter avec les siens. Il partit pour le Nord, atterré du coup qui le frappait et qu’heureusement pour lui de hautes amitiés devaient détourner de sa tête. De Berlin, où il s’était reposé quelques jours, avec le vague espoir de donner aux événemens ou aux intrigues de Pétersbourg le temps de changer les résolutions impériales, il écrivait le 8/20 mai 1862[1] :

« Je suis accablé de fatigue. Plus j’avance vers Saint-Pétersbourg, plus ce voyage forcé m’apparaît sous un jour triste et sombre. La vue seule de Berlin m’a fait une impression pénible… Mon cœur se serre avec tristesse, mais je ne veux point me laisser aller à l’abattement et j’espère que tout pourra s’arranger encore…  »

A peine débarqué à Pétersbourg, Milutine recevait le billet suivant de la grande-duchesse Hélène, toujours attentive à ce qui le concernait.


La grande-duchesse Hélène à Milutine.


« Saint-Pétersbourg, 11 mai 1862.

« J’apprends que vous êtes arrivé ; laissez-moi vous dire que tous mes vœux se réunissent pour vous voir éviter le poste périlleux de Varsovie, qui vous perdra pour la Russie sans que vous ayez de chance sérieuse de réussir dans un pays hostile, dont la langue, les lois, les tendances sont à étudier, et qui fera longtemps encore des victimes des Russes qui y seront envoyés. Adieu, et que Dieu vous inspire ! Je ne suis pas embarrassée de vous recevoir puisqu’il ne m’a été rien dit à votre égard. »

Le grand-duc Constantin agissait dans le même sens avec des

  1. Lettre à sa femme.