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absolument cette manière. Lecteur, je n’ai pas un instant de doute et je la déclare mauvaise ; acteur, il me semble que je me déciderais pour une autre manière, mais non pas sans avoir hésité. C’est qu’il y a dans l’œuvre de Molière tout un côté burlesque et bouffon, de plaisanteries violentes et d’effets outrés, toute cette comédie populaire, en un mot, qui chagrinait la si sincère amitié de Boileau, qui divisait l’admiration de La Bruyère, qui choquait la délicatesse de goût de Fénelon. Boileau, La Bruyère, Fénelon, avaient-ils tort, avaient-ils raison ? Ce n’est pas le lieu ni le temps de l’examiner. Toujours est-il que Monsieur de Pourceaugnac, et le Bourgeois gentilhomme, et le Médecin malgré lui, et les Fourberies de Scapin sont là, — que ces bouffonneries) dont quelques-unes sont énormes, font partie de l’œuvre de Molière, — qu’elles ne figurent pas toutes parmi ce qu’on en admire le moins, — que personne assurément ne les voudrait sacrifier à la gloire d’un Molière plus constamment grand, sévère et poétique, — qu’il est bien difficile parfois de ne pas céder à la tentation de s’en autoriser, — et que l’on peut se croire enfin permis d’approcher Arnolphe lui-même non-seulement des Sganarelle et des Diafoirus, mais encore des matassins du Malade imaginaire et des Turcs du Bourgeois gentilhomme. Je citais tout à l’heure la tradition de Baron dans le Misanthrope. Cependant si l’on cherchait bien dans l’histoire du Théâtre-Français, on trouverait peut-être un moment du XVIIIe siècle où il n’est pas jusqu’au rôle d’Alceste que l’on n’ait joué de façon à faire d’abord et surtout rire. Car sans cela Fénelon, et Jean-Jacques plus tard, auraient-ils pu se plaindre qu’en créant ce personnage d’Alceste, Molière eût prétendu rendre la vertu ridicule ? Nous, hommes du XIXe siècle, est-ce que nous trouvons Alceste ridicule ?

Que faire donc parmi cette diversité d’interprétations, dont il n’est aucune, comme on voit, qu’on ne puisse justifier ?

Éviter d’abord de jouer, comme on dit, avec son « tempérament » et se bien persuader qu’on ne joue pas le répertoire tragique ou comique sans de longues, patientes et difficiles études. Éviter ensuite, mais éviter comme on ferait la peste, de vouloir créer à nouveau ces grands rôles. L’originalité ? je serais capable de dire qu’ici c’est de n’en pas avoir. A tout le moins c’est de savoir qu’on ne peut rien de plus que la dégager insensiblement de l’imitation fidèle de ses devanciers, et qu’on ne les surpassera qu’en ayant commencé par les imiter. Il ne faut pas vouloir imposer son originalité propre à la tradition, mais se bien mettre en tête qu’on ne devient original que par la longue pratique de la tradition. Ce n’est pas une preuve de bon goût seulement que nous a donnée Mlle Croizette en déférant, dans le rôle de Célimène, aux exemples de Mme Arnould-Plessy : c’est une preuve de bon sens. Car, en admettant même qu’elle n’atteignît pas à l’originalité, du moins elle aurait maintenu dans ce grand rôle l’autorité de la tradition. C’est tout ce