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qui hésita. Il aurait souhaité un autre poste, et l’Italie l’aurait plus tenté, cependant il finit par accepter. M. Thiers lui rendait service en l’envoyant pour ses débuts représenter la France dans un pays démocratique, de mœurs simples, où le nouvel ambassadeur était assuré de rencontrer et rencontra, en effet, le plus sympathique accueil. Il servait même ses secrètes aspirations, car Lanfrey, depuis que les nouvelles élections y avaient introduit tant de médiocrités prétentieuses, était plus que jamais fatigué des séances de l’assemblée nationale, A peine arrivé à Berne, il écrivait :


… J’avoue que j’acquitte avec un véritable soulagement l’atmosphère de Versailles. Il me tardait de ne plus avoir sous les yeux ce spectacle de l’impuissance satisfaite. Tous ces hommes soulèvent à la fois mille questions qu’ils savent fort bien me pas pouvoir résoudre, pour le simple plaisir de faire des discours ou des effets de théâtre, sans le moindre souci du trouble qu’ils jettent dans le pays. Tous ces partis qui n’éprouvent pas le moindre scrupule à diviser la patrie devant l’ennemi, qui au besoin s’entendraient avec lui pour réussir, qui remettent tous les jours en question notre avenir et qui, avec tout cela, ont le plus parfait contentement d’eux-mêmes, m’irritent et m’humilient, et j’en arrive à me sentir presque fier de l’isolement dans lequel je me trouvais, au milieu de toutes ces passions si peu clairvoyantes et si peu patriotiques. Sur beaucoup de points, je suis, je le sens avec tristesse, devenu un étranger dans mon propre pays. Je n’ai à aucun degré cette merveilleuse faculté d’oublier dont le Français est si fortement pourvu. C’est un vrai malheur, et le jugement le plus indulgent que je puisse espérer, c’est qu’on dise de moi que je suis plus à plaindre qu’à blâmer.


De son poste de Berne, il continue à suivre avec une anxiété toujours un peu morose et malheureusement trop fondée, tout ce qui se passe en France. Sa récente élévation ne l’a pas disposée augurer mieux des événemens ni à juger moins librement tout le monde, sans en excepter le chef de l’état qui l’a investi de ses nouvelles fonctions.


… Où vous vous faites illusion, selon moi, c’est en croyant qu’il dépend de ce gouvernement de jouer au Cromwell… D’abord, il ne le veut pas, et à mon sens il a raison. Ce n’est pas la peine de chasser les Bonaparte pour faire du bonapartisme. il faut que chacun garde son rôle, son caractère et ses principes. Mais, en outre, il ne le peut pas. Il lui faudrait pour cela un point d’appui. Il n’y a pas en France, à l’heure qu’il est, — et c’est là notre plus grande misère, — un seul parti qui soit assez fort pour soutenir un gouvernement. — Par conséquent, nous ne