Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

judiciaire de l’Égypte, on doit reconnaître qu’elle est absolument contraire à tous les principes, à toutes les règles, suivis dans les autres pays. La clé de voûte du système est la cour d’appel d’Alexandrie, puissance omnipotente, réunissant en elle toutes les attributions qui sont dispersées ailleurs entre un grand nombre de corps et d’institutions. Cette centralisation excessive s’étend à tout. L’Égypte n’a pas, comme les autres nations, autant de barreaux que de tribunaux ; elle n’a qu’un barreau unique dont le conseil siège à Alexandrie à côté de la cour et sous sa tutelle. Les avocats n’ont pas plus de liberté que les juges. L’un d’eux ayant écrit il y a quelques mois, non comme avocat, mais comme simple publiciste, une brochure où il se permettait des observations fort modérées sur les inconvéniens de l’organisation judiciaire, a été menacé immédiatement d’être rayé de l’ordre du tableau ; il a fallu qu’il se rétractât comme s’il avait commis une faute dans l’exercice de ses fonctions. A la place de cette idée de la justice, ou plutôt de cette habitude des formes modernes de la justice qu’on se proposait d’introduire en Égypte, on y a donc introduit un régime qu’aucun peuple ne pourrait supporter sans danger. Ce qui manque dans tout l’Orient, ce n’est pas le sentiment de l’équité et du droit. Le Turc et l’Arabe ont le respect de leur parole ; un instinct secret de la justice les anime. Mais ce qu’ils ignorent absolument, ce sont les procédés tutélaires au moyen desquels les nations civilisées font passer cet instinct dans le domaine des faits et l’entourent de solides garanties. Pour eux, on le sait, la religion, la justice, l’autorité politique, ne sont pas des choses distinctes. Le pouvoir judiciaire se confond à leurs yeux avec le pouvoir politique. Ce qu’il faudrait leur apprendre, c’est à séparer dans leur esprit et dans la pratique ce dont ils se font une conception unique. Mais est-ce bien en leur donnant le spectacle d’un corps judiciaire où tous les pouvoirs sont confondus dans la même main qu’on atteindra ce résultat ? Est-ce bien en substituant à une autorité arbitraire une autorité non moins arbitraire qu’on leur fera comprendre ce que c’est que la légalité ? Ceux qui ont vu de près les effets produits en quatre ans par la réforme égyptienne ne peuvent qu’être persuadés du contraire. Pour peu qu’ils aient interrogé les indigènes, ils se sont aperçus bien vite qu’elle les a affermis dans la croyance que la force était la maîtresse du monde, et que, sous des formes changeantes, c’était toujours elle qui décidait des destinées humaines.


III

Aux raisons morales qui ont empêché les indigènes de comprendre autant qu’ils auraient pu le faire la supériorité de la