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à la jurisprudence de la cour d’appel d’Alexandrie, il suffit qu’un ministre de Hollande, par exemple, soit pris d’une fantaisie d’opposition quelconque ou d’un désir peu modeste de faire parler de lui pour qu’aucune loi ne puisse être édictée en Égypte, pour que les intérêts vitaux des grandes colonies européennes qui habitent le pays ou des innombrables créanciers qui détiennent des titres de sa dette soient blessés de la manière la plus grave. Ainsi le veut « le système adopté[1]. » L’autorité législative du khédive, qui n’avait été nullement aliénée par les traités, a disparu par cette jurisprudence. En dépit des réserves formelles des négociateurs français, on a vu la cour d’appel d’Alexandrie déclarer que tel impôt était illégal et obliger le gouvernement qui l’avait perçu à payer aux contribuables soi-disant lésés des dommages et intérêts. On a vu le tribunal d’Alexandrie condamner également le gouvernement à payer des dommages et intérêts à un journaliste européen dont le journal avait été suspendu. Le tribunal trouvait cette suspension contraire à la constitution de Midhat-Pacha, qui, d’après lui, était applicable à l’Égypte, bien qu’elle ne fût appliquée nulle autre part. Le jour même où il rendait son jugement, deux journaux étaient supprimés à Constantinople sans que la constitution de Midhat-Pacha y mît le moindre obstacle ! On a vu encore un tribunal de la réforme casser des jugemens de tribunaux locaux, se faisant arbitre des conflits entre les différentes juridictions, sans autre droit pour cela que celui du plus fort. Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini ; mais à quoi bon ? N’en avons-nous pas dit assez pour faire comprendre combien il serait dangereux de laisser subsister telle quelle une organisation judiciaire qui peut donner lieu à de pareils abus ?

Le danger serait surtout politique. Lorsque la France et l’Angleterre ont adhéré à la réforme, elles n’avaient pas prévu que les nouveaux tribunaux deviendraient une force internationale qui dominerait bientôt celle de la diplomatie. Avant la réforme, elles étaient les seules puissances dont l’influence se fît sentir en Égypte,

  1. Il est à remarquer que le système si décrié des juridictions consulaires ne donnait pas lieu à ce genre d’abus. Quand un intérêt ne touchait qu’à une puissance, cette puissance n’avait pas besoin du concours des autres pour le garantir. Supposons que la crise financière égyptienne se fût produite sous le régime consulaire : les porteurs de titres anglais et français, autrichiens et italiens auraient fait des procès au gouvernement du khédive dans leurs consulats respectifs. Ces consulats auraient sans doute jugé contre le gouvernement. Celui-ci aurait donc été obligé de négocier avec la France, l’Angleterre, l’Autriche et l’Italie, pour rendre ses arrangemens financiers légaux ; mais la Grèce, la Hollande, les États-Unis, la Belgique, etc., et toutes les puissances qui n’ont pas un seul titre égyptien entre leurs mains seraient restées en dehors des négociations.