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du matelot ni empêcher l’armateur de les diminuer d’une somme égale aux 20 pour 100 de prime, les gages demeureront, comme par le passé, réglés par l’état du marché, c’est-à-dire par l’offre et la demande. Cependant ne voit-on pas les difficultés, les discussions qu’elle pourrait susciter entre l’armateur restant libre de modifier le taux des salaires, et l’équipage prétendant que sa part légale de prime doit venir en augmentation de ses gages actuels ? Tel est en effet le sens, le vœu de l’article qui a été voté.

Eh bien ! appliquons cet exemple aux salaires industriels. Dans le système de la protection, le droit de douane est l’équivalent de la prime allouée à l’armateur ; c’est bien une prime que reçoit l’industrie nationale, lorsque le tarif grève les produits étrangers qui lui font concurrence. S’il est entendu, dans une discussion législative, que l’augmentation d’une taxe douanière a spécialement pour objet de maintenir ou d’augmenter les salaires de la main-d’œuvre, aussitôt naîtra pour les ouvriers le droit de pénétrer dans les affaires de l’usine, d’exiger des comptes et de vérifier si les bilans ne les autorisent pas à obtenir une rémunération supplémentaire, à titre de prélèvement légitime, prévu et promis, sur les bénéfices qui pourront être attribués à l’action du tarif. Chaque jour, il devient plus difficile de conserver l’harmonie dans le champ du travail ; les rapports entre les patrons et les ouvriers sont des plus tendus ; il souffle partout un vent de grève, et, alors que le conflit est déjà si violent, on imagine un nouvel élément de discussion et de discorde ! Plus le tarif sera élevé, plus la compétition sera vive entre les deux parties pour en recueillir le bénéfice. Si les patrons veulent élargir la marge de leurs profits, les ouvriers voudront légitimement hausser le taux de leurs salaires. Où sera l’arbitre ? Quel Salomon coupera le tarif en deux pour en attribuer la moitié à chacun des plaideurs ? Les protectionnistes n’ont pas réfléchi aux périls d’un pareil procès, à une époque où tout se discute avec acharnement et sous un régime qui serait tenté d’encourager plutôt que de contenir les prétentions exagérées de la main-d’œuvre.

Avec des taxes modérées et sous un régime plus ou moins autoritaire, l’inconvénient que nous signalons pouvait être peu sensible et passer inaperçu, il en sera désormais tout autrement. La protection, même au plus faible degré, ne constitue pas seulement des privilèges ; elle provoque l’incessante revendication de privilèges en quelque sorte parallèles et elle entretient dans le monde du travail l’inégalité des conditions. Si elle accorde à l’industriel, par l’expédient d’un tarif, la garantie espérée d’un minimum de profit, comment refuserait-elle à l’ouvrier la garantie d’un minimum de salaire ? Si elle favorise ainsi l’industriel et l’ouvrier et s’il lui est impossible d’avantager pareillement l’agriculture, que