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La famille impériale allait quitter Tsarsko, sa résidence d’été, pour les chaudes montagnes de la côte de Crimée et Livadia, sa résidence d’automne. Les souverains, comme les simples mortels, ont, au milieu même des plus graves circonstances politiques, leurs préoccupations personnelles et domestiques, leurs soucis ou leurs affaires de famille, de ménage même. L’empereur, alors comme aujourd’hui, d’un tempérament nerveux et impressionnable, ennuyé de la vie d’apparat de Pétersbourg et de Tsarsko, las surtout moralement et physiquement des inquiétudes de l’hiver et du printemps précédens, altéré de repos et de liberté, était impatient d’aller sur les rivages embaumés de la Tauride oublier les âpres soucis de la politique. Au moment où il reçut Milutine, il était en train de faire ses préparatifs de départ. Durant l’audience, donnée à la hâte, entre deux voyages, les jeunes grands-ducs et la princesse Marie[1] entraient et sortaient, apportant des messages de l’impératrice, interrompant de leurs questions ou de leurs réponses indifférentes l’entretien du souverain et de l’homme d’état.

Il y avait dans ce contraste, partout si fréquent, entre la grandeur des intérêts publics en jeu et les minutieuses préoccupations de la vie quotidienne, entre l’anxiété intérieure du fonctionnaire, dont toute la vie et la réputation dépendaient de cet instant fugitif, et la hâte naturelle du souverain, jaloux d’en finir avec les affaires, quelque chose de plus décourageant et de plus pénible pour Nicolas Alexèiévitch que dans les ordres les plus catégoriques. Pour Milutine, c’était la plus inflexible condamnation. Il sentit, non sans un serrement de cœur, qu’il devait se résigner et il en prit virilement son parti.

Avant de se retirer, il fit de vains efforts pour obtenir de l’empereur un programme défini. Alexandre II semblait s’en remettre à lui et lui laisser carte blanche. Nicolas Alexèiévitch se borna à répéter qu’en allant en Pologne, il ne faisait que se soumettre à la volonté de son maître, qu’il ne pouvait accepter aucun poste officiel, aucune nomination effective, qu’en tout cas, il ne saurait rien faire immédiatement, qu’avant tout il lui faudrait s’instruire lui-même, étudier et sonder le terrain pour voir ce qui pourrait être entrepris. Il eut soin d’ajouter qu’il demandait à s’occuper spécialement de la population rurale et de la question des paysans, la plus urgente à ses yeux en Pologne et la seule où, sur ce sol nouveau, son expérience du passé pût lui être de quelque utilité. « C’est ainsi que je l’entends, répliqua l’empereur, mais je ne voudrais pas te voir te borner à cela ; toute l’administration de Pologne est en mauvais

  1. Aujourd’hui duchesse d’Edimbourg.