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« Quant à notre sécurité, tu peux être parfaitement tranquille ; il y a autour de nous une multitude innombrable de sentinelles et d’agens de police, et en outre on a attaché à ma personne, en qualité de gardes et de courriers, trois Cosaques de ligne qui, avec leur grand bonnet de peau de mouton et leur costume circassien, divertissent les regards de toute la compagnie. La figure même de L.[1] s’est éclaircie, il a déclaré qu’il se sentait rempli d’une ardeur guerrière dont il ne se serait jamais cru capable. En somme, toute notre société se distingue par le courage, par la bonne humeur et par un grand zèle pour le travail. Artsémovitch[2] nous a prépare quelques matériaux intéressans, mais à présent il voudrait au plus vite s’esquiver d’ici, et je le comprends si bien que, si cela ne dépendait que de moi, je ne mettrais aucun obstacle à son départ.

« J’ai vu le comte Berg immédiatement à mon arrivée, et aujourd’hui je suis encore retourné chez lui en grande tenue et je lui ai présenté l’un après l’autre tous mes compagnons de voyage[3]. En même temps, j’ai eu là l’occasion de faire connaissance avec les ministres d’ici (du royaume), qui ne m’inspirent pas la moindre confiance ! Le comte Berg à, pour commencer, invité à dîner aujourd’hui tous mes collaborateurs sans exception et demain les principaux. Il se confond en politesses[4], mais on ne saurait compter de sa part sur un concours sérieux. Du reste, il ne me sera pas facile d’apprendre le dessous des cartes, à cause surtout de mon ignorance de la langue. Demain je commence à travailler avec les fonctionnaires d’ici. En attendant j’ai vu R. et le frère de J., qui commande la place. Tous sont pleins d’amabilité et de cordialité… »

Le général comte Berg, un peu plus tard feld-maréchal, avait succédé à Varsovie au grand-duc Constantin. S’il ne portait pas encore le titre de vice-roi (namestnik), qui allait lui être conféré quelques semaines plus tard durant le séjour même de Milutine en Pologne[5], il en remplissait les fonctions. C’était à la fois un soldat et un homme de cour ; comme beaucoup de militaires, il avait plus de courage et de présence d’esprit sur le champ de bataille que de résolution dans la vie civile. D’une vanité que l’âge avait accrue et par cela même fort accessible à la flatterie, le comte Berg était à la

  1. Un des traducteurs.
  2. Fonctionnaire d’origine polonaise qui se sentait mal à l’aise dans les rangs des fonctionnaires russes à Varsovie.
  3. Tcherkasski, G. Samarine et trois ou quatre secrétaires ou interprètes.
  4. Il y a là un mot que je ne puis déchiffrer, mais cela semble le sens.
  5. Milutine, revenant d’une tournée dans les campagnes du royaume, écrivait de Varsovie à sa femme le 25 octobre (6 novembre) 1863 : « J’ai trouvé Berg transporté (v vostorghé) de sa confirmation comme namestnik. Dans son ravissement, il consent à tout, mais pour les mesures à prendre la bonne volonté seule ne saurait suffire. »