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nihilistes[1], » recommençait à exciter, en janvier et février 1864, la commisération, si ce n’est les sympathies d’une partie de la société. Les rigueurs de Mouravief en Lithuanie avaient soulevé des scrupules, et le nom du gouverneur-général de Vilna, célébré à Moscou comme un héros national, était souvent honni dans les salons de Pétersbourg. L’insurrection une fois étouffée ou sur le point de l’être, beaucoup de Russes s’étaient remis à parler de miséricorde et de douceur envers les vaincus.

Plusieurs engageaient à gagner les Polonais par la générosité, par des concessions qui, venant après la défaite de la rébellion, n’eussent pu être un signe de faiblesse. Toute concession impliquait un retour plus ou moins complet au régime de l’autonomie polonaise. Or, selon Milutine, Tcherkasski et Samarine, comme selon M. Katkof et la Gazette de Moscou, toute politique de ce genre n’eût été pour la Russie qu’une duperie ; en s’y ralliant, le gouvernement du tsar n’eût fait que préparer pour l’avenir une nouvelle insurrection et rendre inévitables de nouvelles rigueurs.

Aux yeux des trois amis, l’état social même du royaume de Pologne, tout entier aux mains d’une turbulente szlachta, n’offrait au< ; une base pour un gouvernement autonome ou constitutionnel. A en croire ces récens explorateurs des campagnes de Mazovie, les cabinets étrangers et l’opinion européenne se faisaient une Pologne chimérique, toute de convention, qui n’avait rien de commun avec la Pologne véritable, où il n’existait ni bourgeoisie, ni peuple digne de ce nom. « Aux bords de la Vistule, le libéralisme, disaient-ils, ne pouvait de longtemps fomenter que des embarras sans issue ou de sanglantes révolutions. L’expérience était faite ; ce qu’il fallait à la Pologne, ce n’était pas des droits politiques, dont elle était incapable d’user, c’était une rénovation économique qui en changeât la face et en régénérât le peuple. Après tant de tâtonnemens et de déboires, le gouvernement du tsar se devait à lui-même et à ses sujets polonais de tenter hardiment une transformation radicale du pays, un changement organique de toutes les institutions, et pour cette transformation, réclamée dans le double intérêt de l’état russe et du peuple de Pologne, il fallait nécessairement renoncer à toute autonomie. »

Ces vues étaient loin d’être unanimement acceptées de tous les conseillers du tsar. A la tête des opposans se rencontrait le chancelier prince Gortchakof, qui durant cette difficile période avait dû à son habileté diplomatique une grande et juste popularité. Cette apparente inconséquence de la part d’un des hommes qui avaient

  1. Lettre du général M… à N. Milutine (9 mai 1863).