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566 REVUE DES DEUX MONDES. certes une grosse partie, plus grosse même qu’il ne le pensait et que ne le pensaient ses amis.

« M. Thiers a été jusqu’ici et en tout ceci la lumière et la raison mêmes. Il a agi sans détours, avec cette simplicité charmante et savante qui est sa séduction et son danger aussi parce qu’il est mobile. » Ainsi parlait un des plus piquans observateurs du temps, X. Doudan, au cours même de la crise d’où sortait, comme l’expression d’une phase nouvelle du règne de juillet, ce ministère du 1er mars 1840 promis avant peu à une si retentissante et une si orageuse destinée. Un autre témoin d’un génie humoristique et sarcastique, Henri Heine, disait à son tour dans ses correspondances envoyées en Allemagne : « Thiers est maintenant dans tout l’éclat de son jour. Je dis aujourd’hui, je ne garantis rien pour demain… le ministère se maintiendra-t-il longtemps ? Voilà la question. Cet homme joue un rôle dont la seule pensée fait frémir. Il dispose à la fois des forces guerrières du plus puissant royaume et de tout le ban et l’arrière-ban de la révolution, de tout le feu et de toute la démence de notre temps. Ne l’excitez pas à sortir de son aimable insouciance… » M. Thiers semblait en effet le maître de la situation. Il n’avait pas pour le moment de rival. Il avait été secondé dans son avènement par le duc de Broglie, à qui il avait offert la présidence du conseil, et qui, refusant tout pour lui-même, avait aidé de bonne grâce à la naissance du nouveau cabinet. M. Thiers était le maître et il n’était pas le maître.

Il avait trop de finesse, il avait trop le secret des choses pour ne pas comprendre tout ce qu’il y avait d’épineux dans ce rôle de premier ministre de l’opposition qui, en plaisant à sa vive et confiante ardeur, ne laissait pas de l’inquiéter parfois. Il se savait peu agréé du roi, qui, au moment de céder, disait qu’il allait « signer son humiliation, » et qui ajoutait un peu indiscrètement, au sujet du choix d’un des nouveaux ministres : « Qu’à cela ne tienne, que M. Thiers me présente, s’il veut, un huissier du ministère, je suis résigné. » En même temps, M. Thiers, ministre du centre gauche, trouvait dans la chambre, à côté des oppositions prêtes à le suivre, l’ancienne majorité conservatrice, un peu diminuée et déconcertée, assez puissante encore néanmoins, ombrageuse et irritée, difficile à rallier. Entre le roi, le ministère et la chambre, il y avait un personnage parlementaire dont l’attitude pouvait avoir une influence des plus sérieuses : c’était M. Guizot, qui arrivait à peine à Londres comme ambassadeur, que quelques-uns de ses amis auraient voulu aussitôt voir revenir à Paris, que les ministres du 1er mars de leur côté tenaient à garder pour allié à distance, dans la grande position de représentant de la France en Angleterre. M. Thiers, se servant habilement de récens et d’anciens souvenirs, n’avait pas perdu un