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avoir une majorité, il était obligé de la flatter sans cesse dans ses intérêts, dans ses passions de parti, et qu’en devenant trop visiblement, dans toute cette politique d’ordre et de paix, le ministre de la faveur du roi, il faisait justement ce qu’il avait reproché à M. Molé dans la coalition. Assurément M. Guizot n’avait ni moins de patriotisme, ni moins d’intelligence libérale, ni moins de fierté parlementaire que bien d’autres, et il avait de plus la puissance de la parole. Son erreur était d’engager ce régime né d’une révolution libérale dans une voie où, par son système intérieur comme par son action extérieure, il semblait de plus en plus s’éloigner de ses origines. Et ce système de la résistance et de la paix à outrance, M. Guizot le soutenait avec une confiance mêlée d’illusions, avec une hauteur croissante, sous le feu d’une opposition à laquelle M, Thiers portait, avec la vivacité familière de son éloquence, le génie des tactiques de parlement, l’expérience, la supériorité d’un talent fait pour tous les rôles.

Un des traits caractéristiques de M. Thiers hors du pouvoir comme au pouvoir, dans l’opposition comme au gouvernement, c’est de n’être jamais que lui-même, de frayer avec les partis, de les conduire souvent sans se confondre avec eux et de garder le droit de dire à tous : « Je n’ai donné mes convictions à qui que ce soit. Je n’ai humilié ma pensée devant personne, devant personne, entendez-vous ! A toutes les époques, devant tous les partis, je dirai ce que je pense. » Je voudrais montrer M. Thiers dans cette campagne de huit ans, toujours prêt à se jeter dans la lutte avec sa nature impétueuse et sensée, avec ce sens pratique des grandes affaires, cette science facile et cet art lumineux de la discussion qui faisaient de lui le plus redoutable des adversaires, — habile néanmoins à mesurer ses coups. Quelques griefs qu’il crut avoir, quelles que fussent ses vivacités, il restait un homme d’état faisant la guerre à un système sans rien sacrifier des nécessités supérieures de gouvernement, surtout du principe des institutions de 1830.

Le jour où la mort de M. le duc d’Orléans ouvrait soudainement pour la monarchie de juillet la plus dangereuse des crises et où le ministère se voyait obligé de soumettre en toute hâte aux chambres une loi instituant la régence de M. le duc de Nemours, M. Thiers suspendait noblement toute hostilité. Il n’hésitait pas à se séparer de l’opposition qui combattait la loi, même de M. Odilon Barrot, dont il était l’ami. Il faisait un « acte, » selon son expression, encore plus qu’un discours. « Je suis, disait-il avec émotion, l’adversaire du cabinet ; des souvenirs pénibles m’en séparent, et non-seulement des souvenirs, mais des intérêts graves, ceux du pays, peut-être mal compris par moi, mais vivement sentis. Je suis donc l’adversaire du cabinet… et je ne trouve adhésion à quelques-unes de