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régime, nul gouvernement n’avait osé constituer de commissions extraordinaires : un bon procédé de roulement allait en tenir lieu.

Le décret de 1859 est à ce point de vue l’exemple de ce que l’habileté du pouvoir absolu peut enfanter de plus efficace pour anéantir toute résistance ; à un roulement fait par les chefs et les anciens de chaque compagnie fut substitué le régime autoritaire. Le premier président et le procureur-général dans les cours, le président et le procureur impérial dans les tribunaux préparaient chaque année le roulement, le présentaient à leurs compagnies pour la forme et le soumettaient à l’approbation du garde des sceaux. Grâce à ce procédé, dans les dix dernières années de l’empire, la justice politique fut soumise au régime des commissions[1] ; il suffisait que, dans un grand tribunal, le gouvernement eût quatre juges, trois, deux même à sa dévotion pour y posséder en matière politique une majorité certaine ; trois ou quatre conseillers lui procuraient dans les cours la même certitude. La chambre correctionnelle, qui risquait de recevoir quelques procès politiques, fut, composée avec une vigilance dont les justiciables sentirent vite le poids. Si quelques magistrats peu enclins à la sévérité s’y égaraient, ils y rencontraient des fanatiques, et dans l’une de ces chambres, à une certaine époque, tel était l’emportement que le magistrat chargé de requérir s’y fît un renom de modération en s’efforçant de tempérer l’ardeur immodérée du président.

Un jour, le corps législatif venait de rendre à la police correctionnelle les procès de presse, M. Berryer fit une sortie éloquente contre cette monstrueuse iniquité du procureur-général, choisissant, au commencement de l’année, les juges devant lesquels il lui convenait le mieux d’amener ceux qu’il poursuivait. En dénonçant la sixième chambre du tribunal de la Seine, en expliquant comment elle était composée, M. Berryer rendait à la magistrature le plus éminent service. Tous ceux qui étaient mêlés à la politique avaient pris l’habitude de juger la magistrature à travers les excès d’une seule juridiction. Il semblait qu’en France il n’y eût plus d’autre justice. Dieu merci ! il y avait, en dehors d’une section de la police correctionnelle de Paris, des âmes libres qui n’aspiraient pas à rendre des services, et qui, loin des faveurs du pouvoir, dans la sphère modeste et parmi les travaux obscurs du jurisconsulte,

  1. Entre une juridiction composée par le procureur-général et le garde des sceaux réduisant à l’impuissance par leur accord le premier président et les anciennes commissions, la différence est imperceptible. Les commissions, qui ont acquis dans l’histoire une si cruelle célébrité, n’étaient pas composées de gens étrangers à l’ordre judiciaire ; mais il suffisait que les juges fussent triés par le pouvoir pour constituer une juridiction d’exception.