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Il était navré, torturé, il pleurait des larmes de sang, mais il croyait encore à la Hongrie ou, pour mieux dire, à son idée, et aujourd’hui même, presque octogénaire, il y croit toujours. Du fond de l’exil, il a guetté sans relâche les occasions, et quand les occasions se sont offertes, il a étendu, pour les saisir, une main avide et frémissante, mais elles se sont dérobées à son impatience. Il a été jusqu’à la fin l’éternel recommenceur. Cependant les événemens marchaient et condamnaient ses rêves. En 1867, le peuple hongrois, plus sage, plus avisé que son ex-dictateur, abjurant ses illusions et ses rancunes, a conclu avec l’Autriche un mariage de raison ; il a renoncé à l’indépendance, la liberté lui suffisant, et, tout bien pesé, il ne peut que s’applaudir du pacte qu’il a signé. C’est là surtout ce qui désole et exaspère le grand apôtre. Dans la préface de ses mémoires, il remontre à ses compatriotes leur coupable erreur, il leur explique qu’ils ont tort de se croire heureux, que tout ou rien est la devise du sage. — « Il fallait, leur dit-il, avoir le courage de prolonger encore les souffrances, afin de réserver entièrement l’avenir. » — Il maudit l’Autriche, il l’accable de ses anathèmes ; peut-être nourrit-il dans son cœur des ressentimens plus amers encore à l’égard des patriotes hongrois qui se sont prêtés à un compromis. Les intransigeans ont moins de peine à pardonner à leurs adversaires qu’à ceux de leurs amis qui transigent. Surtout ils n’admettent pas que quiconque a biffé ou raturé un article de leur programme, ait le front de se déclarer content de la vie. Leur consolation est d’aboyer après ce faux bonheur qui ne craint pas de s’étaler au soleil ; quand ils ont l’âme généreuse, il leur suffit de le plaindre et de lui préférer l’exil. C’est ce que fait Kossuth. N’avions-nous pas raison de dire que l’homme qui refuse de changer dans un monde où tout change finit trop souvent par être seul ?

Quand on range Kossuth parmi les intransigeans, il faut s’entendre. En 1849, la Hongrie avait proclamé par sa bouche la déchéance de la maison d’Autriche. Il n’a jamais consenti à révoquer cette sentence, il s’est refusé sur ce point à toute transaction. Il a toujours dénoncé les successeurs des Habsbourg comme les pires ennemis de son pays, de la liberté de tous les peuples ; il a toujours affirmé qu’il y allait du salut de l’humanité que ces tyrans disparussent de la surface de la terre. C’était son Delenda Carthago. Mais, quant au reste, il se pliait à des accommodemens ; si républicain qu’il fût, il se résignait à ajourner la république, pourvu que la Hongrie fût indépendante.

Pendant bien des années, Kossuth, Ledru-Rollin et Mazzini furent les triumvirs de la révolution vaincue et proscrite. Le plus dogmatique des trois était l’italien. Il jugeait que, hors du dogme, il n’y a pas de salut. Il ne cessait de répéter : « Point de pacte avec la maison de Savoie ! Mon Dieu est le seul vrai, le poignard et les bombes fulminantes