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égoïste et égoïstement sage. Plût au ciel que Napoléon III, non content de faire la paix à Yillafranca, eût médité à tête reposée sur l’avertissement qu’il venait de recevoir ! Il avait eu l’occasion de s’instruire des vrais sentimens de l’Allemagne ; il avait éprouvé l’amertume de ses haines, la violence de ses rancunes, l’âpreté de ses convoitises. Cette expérience aurait dû lui inspirer de durables inquiétudes et lui dicter sa conduite, a Les grandes destinées, a dit un écrivain allemand que cite Kossuth, projettent leur ombre devant elles, et dans le jour d’aujourd’hui, demain est déjà présent : In dem Heute wandelt schon dos Morgen. »

Si les conclusions de ses mémoires ne sont pas de nature à être agréées des Français, seront-elles beaucoup plus goûtées de ses compatriotes ? penseront-ils qu’ils auraient dû prolonger indéfiniment leurs souffrances dans le chimérique espoir de posséder un jour la terre promise ? se laisseront-ils persuader qu’ils ont eu tort de ne pas écouter leurs voyans et leurs prophètes, qu’en s’arrangeant avec l’Autriche, en 1867, ils ont commis une erreur fatale, une faute à jamais regrettable ? C’est fort douteux ; si Kossuth croit encore à la Hongrie de ses rêves, la Hongrie ne croit plus guère aux rêves de Kossuth. Lui-même le sait bien. — « La Hongrie, s’écrie-t-il tristement, est devenue la Transleithanie, et moi, d’un exilé je suis devenu un répudié… Il se peut qu’au fond des cœurs il y ait encore une question hongroise. Je le crois même ; mais pour le monde, il n’y en a plus. Avec mes fils et quelques fidèles amis qui partagent ma foi, nous sommes seuls, les errans, les solitaires, les abandonnés. La conviction de mon âme me dit à moi, voyageur, qui, arrivé au seuil de la tombe, n’ai plus d’avenir, et dont le passé est sans joie, que, de même que jadis j’avais raison contre les ennemis de ma nation, aujourd’hui j’ai raison contre ma nation même. Le juge éternel jugera. » — En pareille matière, le juge éternel est le bon sens, et le bon sens nous enseigne que la transaction est la loi de la vie, que les programmes des révolutionnaires ne sont le plus souvent qu’un mirage, que dans tout l’univers, mais plus particulièrement dans l’empire austro-hongrois, il est bon de savoir rabattre de ses prétentions, se départir de ses exigences, se contenter des joies discrètes et des bonheurs modérés, qui sont les seuls durables.


G. VALBERT.