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cependant un homme d’esprit. Philibert Cramer était le frère de ce Gabriel Cramer, libraire de Voltaire, que Voltaire appelait tantôt le beau Cramer et tantôt le marquis, tandis qu’il appelait Philibert le prince. Notre Cramer était en effet fort élégant de sa personne, quoique légèrement contrefait ; il avait le goût des lettres, l’usage du monde et, de plus, il connaissait déjà Paris. Mais un peu d’ambition le tenant, il crut pouvoir accepter une mission irrégulière dont il ne devait retirer, on va le voir, que des désagrémens. En effet, bien que des peines assez sévères fussent portées contre les conseillers qui trahiraient le secret des délibérations du Magnifique Petit Conseil, le départ d’un personnage aussi important que noble Philibert Cramer ne pouvait être résolu et préparé sans que le bruit en courût par la ville. Le résident de France, Hennin, eut vent de ce départ, et il en informa le duc de Choiseul, qui en informa à son tour M. Necker par un billet ainsi conçu[1] :


Je vous envoie et vous confie une lettre que je viens de recevoir de Genève et que je n’entends pas. Mais je vous prie de mander à cette ville que tout autre que vous seroit désagréable et que, par une conséquence naturelle, je ne le recevrois point. Vous connoissez mon amitié pour vous. Renvoyez-moi la lettre de M. Hennin.

P. S. — La Borde et La Balue sont enchantés de vous. Que de remerciemens ne vous dois-je point !


La république de Genève prenait mal son temps, comme on le voit, pour essayer de supplanter indirectement M. Necker. Il venait d’avancer 1, 300, 000 livres aux banquiers de la cour, et ce n’était pas le premier service de ce genre qu’il rendait. Ainsi prévenu et rassuré, M. Necker put attendre philosophiquement l’arrivée de ce successeur inconnu. Débarqué à Paris, le nouvel envoyé se trouva fort dans l’embarras pour s’ouvrir un accès auprès du duc de Choiseul, et ne sachant à quelle porte frapper, il prit le parti d’aller trouver M. Necker. Celui-ci le reçut avec bonne grâce, mais le plongea dans un embarras plus grand encore en lui communiquant la lettre du duc de Choiseul. Laissons noble Philibert Cramer nous dépeindre lui-même, dans une dépêche adressée au Magnifique Petit Conseil, la gaucherie de sa situation :


Le conseil comprendra mon embarras à la lecture de ce billet. Obligé cependant de me décider provisionnellement, j’ai cru qu’il seroit aussi indélicat que dangereux d’exposer un membre du conseil à être mal

  1. Cette lettre et les suivantes sont tirées des archives de Genève, qui m’ont été très libéralement ouvertes.