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avec ma mère me perçaient le cœur. Je n’étais pas le seul à souffrir. M. Dupanloup n’avait pas calculé toutes les conséquences de ce qu’il faisait. Sa façon d’agir, impérieuse à la façon d’un général d’armée, ne tenait pas compte des morts et des malades parmi ses jeunes recrues. Nous nous communiquions nos tristesses. Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s’isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient bien moins acclimatables encore. Un d’eux, plus âgé que moi, m’avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade ; selon toutes les apparences, j’étais perdu. Le Breton qui est en moi s’égarait en des mélancolies infinies. Le dernier Angélus du soir que j’avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j’avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës.

Selon les règles ordinaires, j’aurais dû mourir ; j’aurais peut-être mieux fait. Deux amis que j’amenai avec moi de Bretagne, l’année suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité ; ils ne purent s’habituer à ce monde nouveau et repartirent. Je songe quelquefois qu’en moi le Breton mourut ; le Gascon, hélas ! eut des raisons suffisantes de vivre. Ce dernier s’aperçut même que ce monde nouveau était fort curieux et valait la peine qu’on s’y attachât.

Au fond, celui qui me sauva fut celui qui m’avait mis à cette cruelle épreuve. Je dois deux choses à M. Dupanloup, de m’avoir fait venir à Paris et de m’avoir empêché de mourir en y arrivant. La vie sortait de lui ; il m’entraîna. Naturellement, il s’occupa d’abord peu de moi. L’homme, le plus à la mode du clergé parisien, ayant une maison de deux cents élèves à diriger ou plutôt à fonder, ne pouvait avoir le souci personnel de l’enfant le plus obscur. Une circonstance singulière fut un lien entre nous. Le fond de ma blessure était le souvenir trop vivant de ma mère. Ayant toujours vécu seul auprès elle, je ne pouvais me détacher des images de la vie si douce que j’avais goûtée pendant des années. J’avais été heureux, j’avais été pauvre avec elle. Mille détails de cette pauvreté même, rendus plus touchans par l’absence, me creusaient le cœur. Pendant la nuit, je ne pensais qu’à elle ; je ne pouvais prendre aucun sommeil. Ma seule consolation était de lui écrire des lettres pleines d’un sentiment tendre et tout humides de regrets. Nos lettres, selon l’usage des maisons religieuses, étaient lues par un des directeurs. Celui qui était chargé de ce soin fut frappé de l’accent d’amour profond qui était dans ces pages d’enfant. Il communiqua une de mes lettres à M. Dupanloup, qui en fut tout à fait étonné.

Le plus beau trait du caractère de M. Dupanloup était l’amour