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rien dans l’affaire : il y a des pièces uniques, et ces pièces uniques appartiennent aux bibliothèques nationales d’Amsterdam, de Londres, de Paris, de Vienne.

Ce livre n’est donc ni une biographie de Rembrandt, ni une étude des œuvres de Rembrandt. Ce n’est rien autre chose et ce n’est rien moins que le catalogue raisonné et étendu de toutes les eaux-fortes du maître. Gersaint, Adam Bartsch, Wilson, avaient déjà tenté une telle œuvre. Mais par la critique, la science, les développemens esthétiques et historiques, l’abondance des détails de toute sorte, le scrupule et la sûreté de la méthode, l’exactitude des documens, le livre de M. Charles Blanc laisse bien en arrière ceux de ses devanciers. A la sèche nomenclature il substitue la description qui fait voir et l’analyse qui fait comprendre ; au signalement glacé, rédigé en style d’expert, l’étude intime et profonde d’un critique érudit et d’un habile écrivain. Il y a telle page de ce monumental catalogue, qui est un véritable article, caractérisant d’une façon définitive tout un côté du génie de Rembrandt. A lire à la suite un certain nombre de ces notices, on s’étonne des ressources infinies de l’art de l’écrivain et de l’art du critique. Parler vingt fois du même objet, presque de la même estampe, — car Rembrandt a souvent gravé les mêmes sujets et s’est souvent reproduit, sauf quelques variantes, — et vingt fois employer de nouvelles façons de dire, trouver d’autres idées, faire des rapprochemens imprévus, varier les procédés de description, et les formules louangeuses ; un tel travail équivaut, en littérature, à ce qu’est dans les exercices gymniques le plus difficile des tours de force. Malaisée était la tâche ; pour plus d’un même elle n’eût pas toujours été agréable. Vivre au milieu des eaux-fortes de Rembrandt, ce n’est pas précisément vivre dans le beau. Si nous admirons autant que quiconque les puissans et magiques tableaux de Rembrandt, ses merveilleux portraits, ses grandes eaux-fortes, comme la Résurrection de Lazare, le Christ présenté au peuple, l’Ecce homo, le Crucifiement, la Descente de croix, ces pages si lumineuses et si pathétiques, nous avouons ne pas partager l’admiration des amateurs fanatisés pour une foule de petites estampes que l’on couvre d’or, au sens littéral du mot. Au risque d’être accusé d’avoir des yeux pour mal voir, nous dirons sans détour aucun que l’Eve est moins une femme qu’une guenon, que le combat de Goliath et de David est une caricature sans esprit, ; que le Grand arbre à côté de la maison n’a ni lumière, ni air, ni perspective, et qu’il faut la foi du charbonnier pour distinguer quelque chose dans l’Étoile des rois. Si, après cette audacieuse confession, on nous déclare indigne de jamais regarder une eau-forte de Rembrandt, nous ne nous en étonnerons point. Les grands hommes ont leur culte et leurs adorateurs. Ces adorateurs poussent aux dernières limites l’idolâtrie et l’intolérance. Discuter le bon Dieu, cela est d’un libre