Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

excitées, la démocratie voit se développer tous ses maux, et au premier rang l’envie et la corruption. Il est non moins évident qu’une population plus ancienne, plus sédentaire, se connaissant elle-même, mûrie par une tradition locale sur laquelle elle vit, est plus propre à jouir de la liberté sans l’acheter au prix d’abus excessifs. Le propre de la démocratie est de surexciter les élémens divers sur lesquels elle agit : en donnant le même jour à tous le droit de parler, de délibérer et d’élire, il semble qu’elle déchaîne en même temps tous les vents. En prodiguant aux hommes tant de faveurs, elle parvient aisément à les enivrer. Pour résister à ses séductions, il faut une longue expérience. La plupart des cantons suisses sont habités par des citoyens laborieux et sages ; ils aiment de longue date leurs institutions, y demeurent fidèles et méprisent les stériles agitations dont l’Europe est remplie et dont Genève se plaît à certaines époques à leur offrir l’image. Leurs tribunaux sont le reflet de leur caractère et suffisent à leurs besoins. Voués à la culture ou à l’industrie, ils ont pris des arbitres spéciaux et s’en contentent.

De ces deux démocraties, quelle est celle dont le flot montant nous gagne ? Sommes-nous faits de longue date aux mœurs de la liberté ? Savons-nous résister au mirage des espérances décevantes ? Possédons-nous une tradition ? Vivons-nous dans les cours de justice sur les précédens du passé ? A défaut d’anciennes institutions politiques, avons-nous le respect d’institutions civiles mêlées à nos mœurs ? Le suffrage a-t-il parmi nous horreur des charlatans ? Cherche-t-il de préférence les hommes les plus considérés ? Si, à toutes ces questions, il nous est possible de répondre affirmativement, alors seulement nous pouvons sans témérité confier au peuple le choix de ses juges. S’il faut avouer que tout cela nous manque, si nos traditions ont été brisées par la chute d’un ancien régime dont la haine est la plus profonde des convictions nationales, si nos classes sociales sont, par surcroît de malheur, divisées en partis politiques, si nos secousses successives ont jonché le sol de ruines et fait pénétrer dans les esprits le pire des dissolvans, le scepticisme politique, il faut que nous cherchions un remède, et qu’à toutes ces causes de faiblesse qui peuvent faire fléchir notre constitution, nous trouvions un contrepoids.

Seul, le pouvoir judiciaire peut nous l’offrir. C’est là le secret de la puissance des institutions américaines. M. de Tocqueville l’avait admirablement discerné. « L’autorité que les Américains ont donnée aux légistes, dit-il, et l’influence qu’ils leur ont laissé prendre dans le gouvernement forment aujourd’hui la plus puissante barrière contre les écarts de la démocratie. » (II, 163.) Ceux qui ne l’ont pas vu sont forcés d’avouer qu’à leurs yeux la durée de la