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longtemps s’accommoder d’une justice abaissée. Des abus d’un tel système naît bientôt une réaction ; ceux qui pensent se liguent avec ceux qui possèdent. Les classes riches représentant moins de suffrages, mais ayant plus de procès que les classes pauvres, souffrent les premières du choix des juges, abandonné à la masse du corps électoral. Quand le suffrage universel a été longtemps et librement appliqué, l’élu se rapproche sensiblement de la moyenne des électeurs. Alors, tout ce qui est au-dessus de cette moyenne, tous les citoyens aisés s’accordent pour gémir et demandent une justice plus éclairée et plus indépendante.

Le premier effet de la démocratie est donc de mettre la main sur la justice pour l’abaisser à son niveau. La seconde tendance est de réclamer une justice supérieure qui protège plus efficacement les droits ; mais, si la démocratie est devenue toute-puissante, l’œuvre est difficile : une majorité jalouse n’aime pas satisfaire des besoins qu’elle ne conçoit ni ne partage. Il faudra que les intelligences et les intérêts s’unissent longtemps pour que de cette coalition sorte la victoire. L’obtiendra-t-on enfin ? La juridiction nouvelle, sans racines, sans passé, sera condamnée à attendre de longues années les conditions indispensables à toute justice réglée : l’autorité et une jurisprudence fondée sur la tradition.

Tout autre sera le sort d’une démocratie qui aura trouvé dans. son berceau une magistrature suffisamment ancienne, ayant loyalement observé les diverses constitutions nationales, issue de la classe moyenne, respectant ce qu’elle respecte, combattant le désordre qu’elle poursuit de ses haines, et rendant la justice avec une impartialité que nul n’a jamais accusée de corruption. Quand une nation ne possède pas un tel corps judiciaire, les auteurs de la constitution doivent, à l’imitation des compagnons de Washington, tout sacrifier pour le créer de toutes pièces, assurés que dans l’avenir cette œuvre leur méritera les bénédictions de la postérité. Si les principaux élémens se rencontrent dans des compagnies ayant derrière elles un siècle de tradition, les fondateurs de la république doivent se hâter de les mettre en œuvre, de construire avec elles une des assises de la constitution, d’établir cette cour suprême à laquelle aboutiront toutes les plaintes, tous les litiges des citoyens, et de fonder sur elle cette puissance protectrice de tous les droits qu’ont réclamée les publicistes, que nos constitutions ont successivement étouffée, sans laquelle la liberté ne peut vivre, et qui se nomme le pouvoir judiciaire.


GEORGES PICOT.