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ici que Voltaire sentait l’homme d’esprit[1] dans les sermons de Massillon ?

Voici, je crois, où il sentait l’académicien. C’est d’abord dans l’usage de ces expressions abstraites et de ces termes généraux qui sont un caractère frappant du style de Massillon. Massillon dira plus volontiers un temple qu’une église. Il appelle ordinairement le peuple du nom de populace, non point, je pense, par aucune intention de mépris, mais uniquement par souci de l’élégance. C’est encore pourquoi dans sa période cérémonieuse, les domestiques des grands deviennent leurs esclaves. Et l’un de ses récens panégyristes, — docteur en théologie, — ne nous répétait-il pas, — ce que nous n’aurions osé redire sans une telle garantie, — qu’il dit crime très souvent, où il suffirait de dire faute[2] ? Crime, étant plus tragique, a quelque chose de plus noble que faute. Il est difficile que cette constante préoccupation du style noble ne mène pas tout droit aux périphrases. Massillon n’est donc pas moins riche de périphrases que d’antithèses.

Il y en a quelques-unes qui ne sont que des périphrases, et qui ne témoignent que d’une résolution bien prise d’éviter le terme propre, et de l’éviter à tout prix, au prix même de la clarté. C’est quelquefois en effet un vrai travail d’esprit que d’ôter l’enveloppe pour arriver jusqu’au sens. Savez-vous ce que c’est « qu’étouffer dans la mollesse du repos l’aiguillon de la faim[3] ? » c’est dormir en/temps de carême ou de vigile de façon qu’il s’écoule un moindre intervalle entre l’heure du réveil et le moment du repas. « Avoir les armes à la main contre sa propre gloire[4], » c’est résister au coup de la grâce et s’obstiner contre Dieu. « Transporter dans le champ du seigneur ce qui occupe inutilement de la terre dans le nôtre[5], » c’est faire d’église les cadets de bonne maison pour assurer aux aînés de quoi soutenir l’éclat obligatoire d’une grande famille.

D’autres, au contraire, sont charmantes et font luire un rayon de poésie presque païenne dans le demi-jour du sanctuaire chrétien. « On a beau monter et être porté sur les ailes de la fortune, la félicité se trouve toujours placée plus haut que nous-mêmes[6]. » Il aime assez cette métaphore, comme aussi celle de la jeunesse de l’aigle, comme aussi celle des écueils, qu’il place un peu partout et quelquefois étrangement. Je retrouve la première dans un autre

  1. Voltaire, Siècle de Louis XIV, au catalogue des écrivains, article Massillon.
  2. Œuvres de Massillon, éd. Blampignon, t. 446.
  3. Sur le jeûne.
  4. Sur le mélange des bons et des méchans.
  5. Sur le danger des prospérités temporelles.
  6. Sur le malheur des grands qui abandonnent Dieu.