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de se répandre[1]. » Et de tels passages, qu’on retrouve dans presque tous les sermons de Massillon, sentent si peu l’artifice qu’au contraire ils viennent souvent comme à la traverse du développement et sous le rhéteur nous découvrent l’homme. Puisque donc, selon le mot de Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours, nous ne disputerons pas plus à Massillon les droits de sa sensibilité sur le cœur que nous ne lui avons disputé les droits réels et non moins légitimes de sa pénétration d’analyse sur l’esprit, ou encore sur l’oreille de son harmonie d’élocution. Seulement il ne faudrait pas croire qu’il eût adouci le premier par l’onction de sa sensibilité les sévérités de l’Évangile. Ce même cœur compatissant à l’humaine faiblesse, Bossuet, et même Bourdaloue, l’avaient eu. La question revient donc toujours. Que pouvait-il y avoir dans « le cœur » de Massillon qui lui valût de la part du sec d’Alembert et des philosophes du XVIIIe siècle des éloges si particuliers ?

Ouvrez le Dictionnaire philosophique, vous allez le savoir : « De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, — déclamations ici ce sont sermons, — il y en trois ou quatre tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes[2]. » En effet, tandis que Bossuet et Bourdaloue n’ont jamais touché de la guerre quelques mots qu’en passant ; Massillon, deux ou trois fois, — Voltaire a bien compté, — s’est assez complaisamment étendu sur les maux qu’entraîne la guerre à sa suite. Dans la fameuse prosopopée d’abord de l’Oraison funèbre de Louis XIV : « Monumens superbes élevés sur nos places publiques pour immortaliser le souvenir de nos victoires, que rappellerez-vous un jour à nos neveux[3] ? » Et plus tard, dans son Petit Carême : « Sire, regardez toujours la guerre comme le plus grand fléau dont Dieu puisse affliger un empire… et n’oubliez jamais que, dans les guerres les plus justes, les victoires traînent toujours après elles autant de calamités pour un état que les plus grandes défaites[4]. » À ce dernier trait, vous reconnaissez les formes d’exagération qui lui sont ordinaires. Il passe la mesure. Car enfin est-il permis de dire que Lens et Rocroi traînent autant de calamités après elles que Ramillies et Malplaquet ? Cela d’ailleurs n’avait pas jadis

  1. D’Alembert, Éloge de Massillon.
  2. Au mot Guerre.
  3. Oraison funèbre de Louis le Grand.
  4. Sur les exemples des grands.