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l’esprit. Car enfin, sachons-le bien, et ne nous lassons pas de le répéter, on ne peut même pas dire à l’homme : « Tu ne tueras point, » sans être obligé d’ajouter aussitôt la restriction nécessaire : nisi lacessitus injuria, c’est-à-dire sauf le cas de légitime défense, — sauf le cas où tu lèveras le bras pour la protection de ta vie, — sauf le cas où tu tireras l’épée pour la sauvegarde de ton honneur ou de l’honneur de ceux que tu as contracté l’obligation de soutenir et de protéger, — sauf le cas où tu prendras les armes pour la défense ou la vengeance de ta patrie menacée.


Profitons nous-même de la leçon, et tempérons, à notre tour, après avoir montré ce qu’il y avait d’affinités électives entre Massillon et les hommes du XVIIIe siècle, tempérons ce qu’il y aurait dans la constatation telle quelle de ces affinités, et de trop rigoureux et de sommairement injuste pour Massillon.

Il va sans dire que l’homme est hors de cause, qui fut, comme l’on sait, l’un des meilleurs, des plus aimables et des plus vertueux en même temps, dont se puissent honorer l’histoire de notre littérature ou les annales de l’épiscopat français. Il faudrait le fixer dans l’attitude indulgente et doucement souriante où nous le montre une anecdote racontée par Bernis, qui fut l’un de ses protégés. « Un jour qu’il montrait à un étranger son jardin de Beauregard et que cet étranger se récriait sur la beauté et la richesse de sa vue : « Venez, lui dit-il, dans cette allée et je vous montrerai quelque chose de plus curieux. » L’allée était fort sombre, et l’étranger lui témoigna sa surprise en ne voyant rien de ce qu’il lui annonçait. — Comment ! lui dit Massillon, vous n’apercevez pas ce jésuite et ce père de l’Oratoire qui jouent aux boules ensemble ? Voilà à quoi je les ai réduits[1] ! » Authentique ou controuvée, peut-être arrangée par Bernis, l’anecdote n’en est pas moins de celles qu’il faut accepter et faire entrer dans l’histoire, parce qu’elle peint vivement un homme. Nous n’avions pour notre part à parler que de l’écrivain et du prédicateur. Or, le vrai malheur du prédicateur comme de l’écrivain et son plus grand tort, dont il n’est évidemment qu’à demi responsable, c’est d’avoir été précédé dans la chaire chrétienne par Bossuet et par Bourdaloue. C’est peut-être aussi, venant après eux, d’avoir voulu, selon le mot de lui qu’on rapporte, prêcher « autrement » qu’eux. Dans une littérature qui n’aurait ni Bourdaloue ni Bossuet, Massillon serait au premier rang : il est vrai qu’il ne serait pas Massillon s’il n’avait été précédé de Bossuet et de Bourdaloue. Tous

  1. Mémoires et Lettres de F.-J. de Pierre, cardinal de Bernis, t. I, p. 76.